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SOUVERAIN, ÉVÊQUE ET POÈTE

par

CHRISTIAN MOUZE

 

Petar II Petrović Njegoš (1813-1851) fut au Monténégro et à la Serbie, à la langue serbe même, ce qu’Adam Mickiewicz fut à la Pologne et à la langue polonaise : un poète de la lutte nationale et un guide spirituel qui, conjuguant sans cesse verbe, pensée et action, renouvela et réorienta la langue. Tel Mickiewicz, tel Njegoš : leur force d’intranquillité recrée la parole.

Njegos - Couronne

Petar II Petrović Njegoš : La Couronne de la Montagne
Édition bilingue trad. du serbe par Vladimir André Cejovic et Anne Renoue.
Avant-propos d’Isidora SekulićL’Âge d’Homme, coll. « Classiques slaves »,  353 p.

Poitrinaire, Njegoš mourut jeune, dans sa trente-septième année. À trente-six ans, Mickiewicz mettait un terme à sa carrière d’écrivain : il s’écartait de la littérature pour mieux s’adonner et se donner au messianisme et à l’action révolutionnaire. Mickiewicz était tourné vers l’utopie et le socialisme, vers l’irréalisé qu’il s’efforçait de rendre réalisable. Il laissa sa vie à Constantinople (1855) où, croyant pouvoir libérer sa patrie à la faveur de la guerre de Crimée, il s’était rendu avec l’intention de fonder une légion polonaise. Njegoš fut un homme d’État, à la fois conservateur et constructeur, en responsabilité d’un fragile État constamment convoité par l’Empire ottoman. Tant Mickiewicz que Njegoš incarnèrent et continuent d’incarner la poésie même de leur nation. Ils laissèrent deux monuments du romantisme européen, respectivement Pan Tadeusz (1834) et La Couronne de la Montagne (1847). Leur œuvre illumine leur peuple. Mais aussi elle le déborde et porte un sens universel : celui de la lutte de tout homme pour la liberté.

C’est en 1830, il n’a pas alors dix-huit ans, que Njegoš est élu Prince Régent du Monténégro, - la Montagne Noire (en serbe Tcherna-Gora), pays de hautes montagnes calcaires, habités par une population rude et primitive, et dont l’indépendance ne sera vraiment reconnue qu’en 1878, au traité de Berlin. Njegoš devient le souverain d’un pays non encore formé, à la fois divisé d’avec lui-même et en lutte extérieure : son œuvre est une œuvre de combat intellectuel et politique. Elle est action et elle est réflexion écrite. Il est seul à entreprendre l’unification de son pays : des tribus désunies, encerclées par la présence turque. L’indifférence de l’Europe (le Monténégro est, si l’on peut dire, davantage nulle part que la Pologne), le soutien calculé, au demeurant pingre, de Nicolas Ier et de la Russie. En 1833, Njegoš est intronisé évêque à Saint-Pétersbourg, en présence du tsar. Dans le cadre de ses intérêts, la Russie se pose en protectrice du Monténégro. De retour dans sa capitale, Cetinje (prononcé Cétinié), le jeune seigneur-évêque réorganise le pouvoir et le centralise. Il doit contenir impérativement deux appétits : la Porte et l’Autriche. Il crée une première école et une imprimerie : l’imprimeur était russe et ses aides, deux Monténégrins. Ainsi, fidèle à lui-même il associe avec constance et suite deux activités : homme d’État et penseur. Son œuvre, au fur et à mesure qu’elle se construit, accentue leur inséparabilité. Le philosophe se veut également barde et s’assure par là de toucher de larges couches de son peuple. Étant l’expression écrite de son peuple, il est son peuple mais il reste le seul maître : l’heure est à se dégager de la domination ottomane, elle n’est pas à la démocratie. Sa poésie reprend et poursuit la tradition de la poésie populaire serbe. En 1834, Njegoš publie deux recueils de vers : L’Ermite de Cetinje et La Colère turque. En 1835, il achève son poème épique « Liberté » (qui ne sera publié qu’en 1854), où il chante la lutte des Serbes et des Monténégrins pour la liberté. En 1837, dans un second voyage en Russie, Njegoš s’arrête au monastère où est inhumé Pouchkine : encore une signification à la fois intellectuelle et politique. Il écrit « L’ombre de Pouchkine », poème qui sera publié dans un recueil de chants nationaux : Le Miroir de la Serbie (1845). 

La Couronne de la Montagne (première publication à Vienne) fait partie d’un triptyque. Elle est précédée par Le Rayon du microcosme (Belgrade, 1845), et suivie par Le Faux Tsar Stepan Maly (Zagreb, 1851), maly signifiant, en serbe et en russe, « petit ». C’est la somme lyrique, philosophique et politique de Njegoš. Un testament de pensée et d’action. Seulement l’épopée prend une couleur dramatique, et le pessimisme et l’amertume sont tout aussi forts que la résolution de se battre. C’est le charme noir de ce chant du Monténégro. La Couronne de la Montagne se présente comme une œuvre dramatique et dialoguée, écrite en décasyllabes. Cela tient plus de la polyphonie et de l’oratorio que du théâtre : il n’y a ni progression d’une action ni analyse et évolution de caractères. C’est un chœur où chaque choriste fait entendre sa note. Il la pince, il la joue, il la fait tinter.

Maintient haut sa vibration. Il y a par ailleurs quelque chose de statique et de hiératique, mais c’est du marbre et du granit qui contiennent feu et passions. Njegoš nous livre l’âme humaine comme un diamant encore non taillé, enserré dans ses plus vieilles strates. La traduction, efficace, resserrée, est elle-même en décasyllabes blancs. On y sent passer la force originelle du poème, ce qui est une réussite. Il n’existait qu’une traduction en français (depuis beau temps épuisée et oubliée) de La Couronne de la Montagne : D. Vékovitch, Paris 1917. La date n’est pas anodine. Elle nous rappelle que la guerre était aussi dans les Balkans et la Turquie l’alliée des puissances centrales. La couronne redevenait une arme intellectuelle. C’est une poésie archaïque, paysanne, montagnarde : un âpre rocher frappé et rayé d’éclairs philosophiques et métaphysiques. Un langage métaphorique, tel celui de la littérature populaire, avec un caractère gnomique : des sentences apparaissent. La problématique est en apparence simple et repose sur un événement historique précis de la fin du XVIIe siècle : l’élimination physique des poturice, c’est-à-dire des « frères turcisés », Serbes ou Monténégrins convertis à l’Islam. Mais cela suppose un affaiblissement face aux Turcs : le Monténégro n’est qu’une petite population. Que faire si l’on ne fait pas ? Que faire si l’on fait ? Il s’agit pour le Monténégro d’être ou ne pas être, et cette question serait-elle liée à la seule présence de l’Islam ? Que choisir ? À qui la faute si des Serbes, des Monténégrins, des Croates (tel Omer Pacha, général de l’armée turque dont Njegoš, durant sa vie, aura tout à craindre) considèrent que « même si notre pays est étroit / deux religions peuvent s’y accorder, / tels deux brouets dans un même chaudron ». Y a-t-il même une faute ? « Nous vivions en frères jusqu’à présent, / l’amour pour moi n’en demande pas tant », chante un poturica, un renégat…

D’où les hésitations, les atermoiements du personnage central, l’évêque Danilo, ancêtre de Njegoš. Celui-ci prête à celui-là ses doutes et ses tourments :

Noir est ce jour, et noir est le destin !
Ô infortuné esprit serbe éteint,
à tes malheurs sans nombre j’ai survécu,
c’est le pire que je veux affronter !
(…)
Quand je songe à notre présent conseil,
un horrible feu dévore mon cœur :
des frères prêts à s’égorger entre eux !
Farouches et féroces fratricides,
ils tariront le ventre maternel.

Danilo a fait un constat : « la croix broyée gît sous le minaret ». Pourquoi souiller par un massacre ce qu’il reste de celle-ci et faire de son ombre encore étendue une ombre rouge sang ? Il y a chez Danilo/Njegoš, tout évêques soient-ils, une autre attente que l’attente religieuse, un autre besoin comme étranger à la foi. Cette attente et ce besoin sont liés à une connaissance séculaire et en fin de compte (malgré les déclarations) sécularisée de l’homme :

Non, ils ne sont pas à ce point coupables, leur vraie foi fut trompée par l’infidèle qui les a pris dans les filets du diable. Qu’est l’homme ? Un faible et chétif animal ! (…) Craindre pour sa vie souvent avilit, nos lâchetés nous enchaînent à la terre, lien sans valeur, mais lien dur et tenace. 

C’est que la vraie foi de Njegoš est d’abord humaniste : « Retrouver nous est plus cher que garder », ajoute l’évêque Danilo. Il s’agit de retrouver ensemble chrétiens et musulmans monténégrins. En 1847, l’année même où La Couronne de la Montagne est publiée, Njegoš écrit à Osman Pacha : « Plus que tout au monde, j’aimerais voir régner la concorde entre des frères en qui coule un même sang, qu’un même lait a nourris, et qu’un seul berceau a bercés. » Que décide l’Histoire ? Face à Hamlet-Danilo/Njegoš s’élève la voix d’un jeune guerrier, optimiste et sans états d’âme, qui ne demande qu’à en découdre :

Non, évêque, pour tout l’amour de Dieu !
Quel tourment soudain s’empare de toi,
te pousse à te lamenter comme un pleutre,
à te noyer dans le malheur des Serbes ?
N’est-il pas jour d’allégresse ce jour
où tu rassembles les Monténégrins
pour nettoyer ton sol de la non-croix ?

C’est chez un autre religieux, l’higoumène Stefan, qu’éclate à la fin toute la détresse de Njegoš, toute l’impuissance de l’homme (« Seul je suis, et si peu puissant ! », aimait à répéter le prince-évêque) et sa vision tragique :

Ce monde est un tyran pour le tyran,
et plus encore pour le noble cœur.
alliage d’une infernale discorde :
en lui guerroie l’âme contre le corps,
en lui guerroie le flot contre le roc,
en lui guerroie le froid contre le chaud,
en lui guerroient les vents contre les vents,
en lui guerroient l’animal et la bête,
en lui guerroie le peuple avec le peuple,
en lui guerroie l’homme contre l’homme,
en lui guerroie le jour contre la nuit,
en lui guerroient les esprits et les cieux.

Le dernier geste de l’évêque Danilo, geste de résignation et d’abdication morale, aveu d’échec, est de tendre un fusil à un guerrier. La logique humaniste du poète s’incline devant la logique impitoyable du pouvoir. Et dans les Balkans jusqu’à aujourd’hui, dans ce pays déchiré des Serbes et autres peuples de deux religions qui se côtoient et se mesurent, dans ce Kosovo même que scande La Couronne, ce fusil n’a toujours pas cessé de tirer.

 

In La Quinzaine littéraire, n° 1038, le 16 mai 2011.

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