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 A QUOI TIENT LE SUCCÈS DE BILJANA SRBLJANOVIĆ[1] ? 

par

MILOŠ LAZIN

 

Srbljanovic_-_portrait_M._Sovilja
Biljana Srbljanović
Photo M. Sovilja

 

Vouloir chercher les raisons d’un succès a-t-il un sens ? Comme celui-ci dépend dans une certaine mesure du hasard, il est difficile de faire la part des choses entre concours des circonstances et « mérites artistiques ».

Les textes de Biljana Srbljanović ont conquis les scènes européennes d’une manière sans précédent dans l’histoire de la littérature dont elle est issue et de la langue dans laquelle elle écrit[2]. Aussi, il m’a semblé intéressant de tenter de décrire le contexte qui a rendu ce succès possible. Et cela sans doute parce que, metteur en scène, je suis condamné à prendre sans cesse le « pouls de l'époque », pour l'incarner sur les planches et le transformer en communication sociale. Les circonstances non seulement expliquent une œuvre théâtrale, mais elles en sont partie intégrante. «  Le théâtre vivant est dans l’époque actuelle ou nulle part » dit David Edgar[3].

Il est évident qu’un texte dramatique vit plus longtemps que les circonstances qui ont présidé à sa naissance. Cependant, en vieillissant, le même texte devient autre chose, ce n’est plus lui qui lit le temps, mais le temps qui le lit. Cette nouvelle lecture, différente, ne peut avoir lieu que si le substrat dramatique s'est d’abord inscrit dans le Zeitgeist. « Il n’est pas d’auteur dramatique ayant laissé une trace dans l’histoire du théâtre qui n’ait été célèbre de son vivant », s’exclamait Borislav Mihajlović-Mihiz[4] lors des conférences improvisées qu’il tenait à n’en plus finir dans le minuscule bistro du théâtre belgradois Atelje 212. La seule exception à ses yeux était Büchner.

Tout au long de la brève histoire – puisqu’elle compte à peine deux siècles en continu – de l’écriture dramatique en serbo-croate, pratiquement aucun auteur n’a connu le succès en dehors de son pays et de sa langue : Un aventurier devant la porte de Milan Begović a été joué à Rome, Prague, Vienne dans les années vingt[5], Le Théâtre ambulant Chopalovitch de Ljubomir Simović[6] a remporté un beau succès à Paris au début des années quatre-vingt-dix et demeure aujourd’hui encore une des pièces les plus jouées par les troupes de théâtre amateur françaises. A la même époque, Slobodan Šnajder a été connu et reconnu par les théâtres allemands[7]. Cependant, – je  ne me souviens plus de qui j’ai entendu cela il y a bien longtemps, mais cela ressemble à une formule de Mihiz – « un auteur dramatique ne saurait prétendre avoir rencontré un succès européen tant qu’il n’a pas été accepté à la fois par le réseau des théâtres d’expression allemande et les festivals français ». Et Biljana a réussi cet exploit en deux ans, de 1998 à l’an 2000[8].

I. CONTEXTE

Vivant depuis relativement longtemps loin de Belgrade, m’en sentant toujours très proche bien qu’étant coupé de sa vie, y compris théâtrale, j’ai éprouvé la fierté des exilés quand j’ai vu la photo de Biljana  (et en plus, elle était belle !) sur une page entière de la revue allemande Theatre Heute[9] et sur plus d’une demi-page de la rubrique culturelle de Libération[10], mais j’ai été très bientôt surpris par le scepticisme de ses concitoyens et ex-concitoyens, qui mettaient en doute la justification de son succès à l’étranger. « Tout ça, c’est à cause des bombardements », m’a déclaré dans le métro parisien un de ses collègues – et le mien, homme de théâtre réputé. Je n’ai pas eu le temps de lui demander : « Mais pourquoi elle précisément ? Elle n’a pas été la seule à être ‘bombardée’ en Serbie »[11].

Ne m’en veuillez pas si je rapporte ces « potins de loge ». Nous en dépendons, nous autres, gens de théâtre, et nous en vivons. Je pense qu’une analyse comme celle-ci doit les prendre en compte, tout au moins dans le but de fournir des arguments pour les réfuter.

Il m’a donc fallu du temps pour comprendre que Biljana avait remporté un succès mondial avant même d’avoir connu le succès dans son pays[12]. Le monde du théâtre belgradois aurait-il eu peur d’accorder trop d’importance à une œuvre qu’il n’avait pas encore eu le temps de situer sur sa propre échelle de valeurs ? Serait-ce là un nouveau chapitre de La philosophie de clocher de Radomir Konstantinović (1928-2011), analyse incontournable de l’esprit tribal dans la culture serbe[13] ?

Il convient, bien sûr, de ne pas surestimer l’importance de ce contre-temps. Mais, pourtant, il n’est pas à négliger si l’on se souvient des circonstances dans lesquelles l’œuvre de Biljana a été tout d’abord propulsée sur les scènes allemandes. Ce n’est pas seulement une jeune belgradoise de trente ans qui a alors rencontré le succès, mais tout un mouvement que j'appellerai ici le Nouveau drame.

Tout a commencé, pour Biljana[14] du moins, en 1998 à la Bonner Biennale, « festival d'auteurs contemporains de théâtre » créé six ans plus tôt par Manfred Beilharz pour contrebalancer la tendance alors dominante du « théâtre d’image ». En cette année 1998, le centre allemand de l’Institut du Théâtre International (ITI) organisait, également à Bonn, un colloque sur « la perte de la foi dans le langage, dans le mot proféré sur scène », et cela à une époque où « les échanges théâtraux internationaux se concentraient surtout sur la danse, le théâtre de performance et d’image »[15]. Bref, ce colloque se proposait d’examiner les raisons pour lesquelles l’auteur était évincé du théâtre.

Et Beilharz, lui, fait venir cette même année, outre Biljana Srbljanović alors inconnue en Europe, Filip Šovagović, Dejan Dukovski, Enda Walsh, Rodrigo Garcia, tout aussi méconnus, ainsi que Sarah Kane.

Rares étaient alors les personnes à croire que l’auteur dramatique, relégué depuis une quarantaine d’années dans l’ombre du metteur en scène, pouvait se placer à nouveau à la tête de tout un mouvement théâtral. Mais nous savons aujourd’hui que les auteurs de Beilharz, tout comme les auteurs britanniques qu’Aleks Sierz a récemment qualifié de In-Yer-Face Theatre[16], ainsi que Marius von Mayenburg, Roland Schimmelpfennig, Tea Loher, Laurent Gaudé, Xavier Durringer, Arne Sierens, Evgueni Grichkovets, Vassili Sigariov, Istvan Tasnadi, Matjaž Zupančič, Almir Imširević, Zorica i Borivoj Radaković, Žanina Mirčevska, Marinko Šlakeski, Milena Marković, Ana Lasić vont aider le théâtre contemporain à se mettre en phase avec son époque[17]; le libéralisme économique, la mondialisation, la globalisation, mais aussi l’altermondialisme (je suis conscient de la relativité de ces concepts, mais c’est à travers eux que nous identifions les maux actuels de la planète) ont été ainsi incarnés et problématisés sur scène.

La première raison du succès de Biljana est donc qu’elle s’est trouvée au « bon endroit au bon moment » (et le mérite n’en revient pas qu’à elle seule), dans un festival qui, sous la conduite de Beilharz, a joué le rôle que toutes les grandes fêtes théâtrales devraient jouer : l’affirmation et la classification de visions artistiques qui, éparpillées sur des centaines de scènes, ne se connaissent pas les unes les autres et se reconnaissent elles-mêmes difficilement[18].

« Même s'il n’a pas conscience de lui-même, le Nouveau drame essaie d’élaborer une conscience du monde, de percer les apparences dans lesquelles nous vivons, de formuler le principe que la réalité a perdu »[19], avais-je noté en octobre 2001. Je ne pouvais pas avoir alors connaissance de la constatation de Jean-Marc Lanteri, selon laquelle la dramaturgie britannique contemporaine, en dressant « le tableau clinique des violences » dans le monde contemporain et en formulant « le constat que le réel est perdu ou converti en artéfact », a renouvelé la sensualité du théâtre[20].

Mais, indépendamment du fait que la percée des auteurs du Nouveau drame sur les scènes européennes fût une surprise, la thématique et les formes qu’ils affirmèrent leur furent comme imposées, et cela par les crimes commis pendant les guerres d’ex-Yougoslavie au début des années quatre-vingt-dix. Les intellectuels et l’élite culturelle se sont alors rendu compte avec amertume de la pérennité du mal, occultée pendant près d’un demi-siècle derrière l’illusion qu’avec la victoire remportée sur le fascisme à la fin de la Deuxième guerre mondiale, on avait rétabli une paix durable et la prospérité en Europe. Sarajevo devient la scène d’une tragédie qui permet aux gens de théâtre, entre autres, de s’apercevoir qu’avec leurs livres d’images postmodernistes, ils avaient « fui le monde » pour se réfugier dans un « ghetto esthétisant »[21].

Le remords engendré par cette constatation a été l'un des moteurs de l’inspiration du Nouveau drame. La confrontation tragique par la violence des personnages d'Anéantis[22] représente en fait, comme Sarah Kane l’a reconnu elle-même[23], une sorte d’anatomie du mal que les nationalismes yougoslaves et leurs guerres ont révélé à nouveau. J’ai pour ma part compté douze pièces d’auteurs français s’inspirant des conflits dans les Balkans[24]. Si c’était un spectacle d'Almir Imširević, Cigla de Filip Šovagović, Vladimir de Matjaž Zupančič etc., de différentes manières, portent le même thème.

Mais presque tous ces textes n’ont été publiés ou montés qu’après 1998[25].

Au milieu des années quatre-vingt-dix, l’engagement médiatique des artistes occidentaux contre l’agression serbe (ou commise au nom de la serbité) fut accompagné d’un « silence scénique ». Même en Serbie, les auteurs dramatiques, comme l’a constaté dès 2000 Aleksandra Jovićević, « semblent être submergés par la situation dans laquelle ils vivent et sont incapables d’écrire des pièces artistiquement et socialement importantes ». Aleksandra Jovićević estime que Biljana Srbljanović, en tant qu’auteur de pièces « qui élèvent la conscience » et permettent au spectateur « en instaurant un dialogue métaphorique entre lui, la scène et le public, d’avoir un regard sur sa vie au jour le jour, est un cas isolé »[26].

II. PERCÉE

Aussi la Trilogie de Biljana était-elle à Bonn « attendue au tournant ». Ce qu’on attend d’une œuvre – c’est-à-dire une certaine dose de préjugés – peut s’avérer funeste pour sa réception. Mais lorsque les attentes sont comblées, le succès s’en trouve redoublé. Par chance, c’est ce deuxième cas de figure qui s’est produit pour Biljana.

Et je reste persuadé que son succès à Bonn n'était pas le fruit de la « conjoncture politique » du moment. On ne saurait reprocher à un auteur de théâtre de s’empoigner avec la réalité. On ne peut qu’analyser et éventuellement critiquer son approche.

Arrêtons-nous donc un peu sur la vision dramatique de Biljana dans sa Trilogie  [27]. Je n’ai pas réussi à voir la représentation de Goran Marković et du Théâtre dramatique yougoslave mais le caractère mélodramatique de la première scène et, jusqu’à un certain point, de la deuxième, m’a gêné à la lecture. Néanmoins, dès ces premières pages, la simplicité de la situation, la concision du récit et la crédibilité de l’intrigue suscitent une identification émotionnelle avec ces exilés belgradois à la destinée brisée. Je sais par expérience que « l'étalage des tourments de l'âme slave » est quelque chose qui « marche » en Occident. Ceci n’est pas une critique, puisque la première tâche d’une œuvre dramatique est de captiver le public. Cependant, c’est à mon sens la troisième scène qui a assuré le succès de la Trilogie. Elle apporte déjà la preuve de la maîtrise dramaturgique de Biljana : en faisant s’affronter Jovan et Mara, deux intellectuels/artistes au caractère plutôt mou et sans opinion politique, et Dača, un nationaliste, à Los Angeles, à des milliers de kilomètres du théâtre de la guerre, elle montre qu’elle sait habilement utiliser le procédé formaliste de la distanciation, obligatoirement étudié au conservatoire de Belgrade. Situés dans une ambiance « où ils n’ont pas leur place », le mal et ses effets apparaissent encore plus évidents et destructeurs ; le crime du nationalisme serbe est d’autant plus dangereux qu’il est possible partout, et même en plein cœur de la fabrique de rêves hollywoodienne. Dans le même temps, cet éloignement géographique permet à Biljana de mettre en lumière une des caractéristiques essentielles des crimes commis sur le sol yougoslave dans les années quatre-vingt-dix : ils sont infondés. Dača est persuadé que le coup de feu est parti tout seul, qu’il a tué « accidentellement ». Il ne connaissait pas Jovan, ni Mara, le témoin du meurtre. C’est à Tucson, dans l’état de l’Arizona, où il est né et a grandi, que son « engagement patriotique » s’est élaboré. Dača vient en fin de compte de la désespérance, où il lui a fallu s’inventer des origines, et comme il manquait d’imagination, il l’a fait avec ce qu’il avait sous la main, à savoir des lieux communs bricolés à partir des souvenirs de personnes déjà aliénées. N’ayant aucun sens, chacun de ses gestes est absurde à ses propres yeux et il ne se sent donc pas responsable de ses actes.

Biljana s’acquitte ainsi de la tâche la plus malaisée au théâtre : elle identifie le problème non pas comme national, ethnique, « balkanique » ou « idéologique », mais comme humain; l’assassin n’est qu’un homme, et il est donc incontestablement responsable de son crime, même s’il n’a pas conscience de sa responsabilité.

Je pense qu'à Bonn cette révélation a eu un effet cathartique, pour utiliser un terme qu’affectionnent les critiques : on était devant une évocation des crimes commis dans les Balkans qui n’était pas, comme tant d’autres au cours des années quatre-vingt-dix, un plaidoyer politique en faveur de l’un ou l’autre des nationalismes qui s’opposaient, mais la sombre constatation que le mal est en nous et que, s’il se manifestait actuellement dans les Balkans, il menace partout.

Telle est la prise de conscience qu’ont faite en même temps et Sarah Kane, et Marc Ravenhill, et toute la génération de jeunes auteurs britanniques que la théorie du théâtre range dans le In-Yer-Face Theatre. Sarah Kane elle-même considère que ses Anéantis posent au public la question de savoir « quel est le rapport entre un viol ordinaire commis à Leeds et le viol en masse utilisé comme arme de guerre en Bosnie. Et la réponse semblait être que le rapport était très étroit »[28].

Il existe quelques similitudes entre la troisième scène de la Trilogie belgradoise et la troisième scène des Anéantis : trois personnages, l’irruption d’un homme agressif entre deux amoureux formant un couple peu crédible, un crime inexpliqué. Seulement, ce qui chez Sarah Kane est une vision cauchemardesque, une « descente imaginaire en enfer »[29], se présente, chez Biljana, comme une scène de la vie quotidienne.

III. Succès

La première pièce d’un auteur peut surprendre mais il ne connaîtra le véritable succès que si la deuxième marche également. Biljana avait déjà ce texte capital dans ses tiroirs lors de sa participation remarquée à la Biennale de Bonn. Histoires de famille n’a donc pas été écrit sous la pression que font peser les attentes après une première percée, surtout à l’étranger. La structure de la pièce, l’approche et le traitement du sujet, la cohérence obtenue à partir d’éléments dramaturgiques disparates sont très éloignées de la linéarité des trois scènes de la Trilogie. Ces Histoires non seulement confirment l’habileté dramaturgique de la troisième scène du texte précédent, mais encore révèlent une parfaite maîtrise de la composition dramatique, qu’on aurait pu difficilement pressentir. La distanciation ne s’obtient plus grâce à l’éloignement dans l’espace, ni même grâce à l’éloignement temporel. On ne s’immerge pas dans le monde de l’enfance pour « déchiffrer » celui des parents. L’imagination enfantine n’est qu’un verre grossissant mettant en évidence la cruauté à laquelle les adultes sont devenus insensibles.

« Les auteurs désirant provoquer le public ou l’obliger à se confronter avec quelque chose tentent de déplacer les limites de ce qui est communément admis, souvent parce qu’ils veulent remettre en question les notions de normalité, de nature humaine, de nature et de réel. En d’autres termes, l’utilisation de l’effet de surprise fait partie d’une quête de significations plus profondes », d'un réexamen de « la représentation que l’on a de soi-même »[30].

Biljana parvient au même but en organisant la perception du sujet de la pièce. Dans son premier texte, elle tente de persuader le lecteur/spectateur qu’il s’agit d’un récit sur l’exil, dans le deuxième qu’il assiste à une leçon d’anatomie sur la croissance au travers de la prise de conscience de la dissolution d’une famille. Mais ce sont là de faux sujets. Si nous admettons que le sujet de la Trilogie est le caractère infondé de la violence, les Histoires évoquent, elles, sa banalisation. C’est comme si on nous posait la question de savoir si l’on peut se défendre, se préserver du mal et de la violence en ne les combattant pas. Biljana utilise, en fait, un des sujets pour la facture dramaturgique, le récit, l’autre pour le drame. Car ses pièces ne se passent pas dans cette chimère que nous nommons réalité. Afin de nous dévoiler cette « feinte », elle commence tout d’abord, au moyen du procédé réaliste, par nous persuader de la crédibilité de ce qui se passe, puis elle nous révèle, par le jeu scénique, qu’elle nous a induits en erreur. Cette alchimie dramaturgique permet au lecteur/spectateur de passer de la perception à la prise de conscience. En effaçant la frontière entre le réel et la représentation, Biljana nous place sans cesse dans la situation de Claudius au palais d’Elsinor. Quand nous nous laissons prendre à la « souricière » du drame réaliste, nous nous confrontons à l’envers du réel auquel nous voulions croire, au théâtre comme ailleurs. C’est en cela que Biljana est indubitablement une représentante du Nouveau drame, puisque les pièces de l’In-Yer-Face britannique sont caractérisées elles aussi, comme l’a établi Jean-Marc Lanteri, par une confrontation avec le « double phénomène de la raréfaction du réel et de sa transmutation en simulacre »[31]. L’auteur dramatique David Grieg avance que la structure de 4.48 Psychose, la dernière pièce de Sarah Kane publiée après sa mort, reflète la « fragmentation de l’être »[32], conséquence de la fragmentation de la représentation du réel. La structure dramaturgique des Histoires de famille déplace le fossé séparant réel et image du réel depuis le plateau vers la réception de la pièce et réexamine ainsi la « fragmentation de la conscience »[33]. Avec son paradigme belgradois, elle a réussi à créer un des authentiques syntagmes dramatiques de notre époque.

Histoires de famille a valu à Biljana une renommée européenne : la pièce a été jouée en vingt langues. Simultanément, en cette même année 1999, des metteurs en scène pratiquement du même âge (Thomas Ostermeier, Oskaras Korsunovas, Arpad Schilling) se sont intéressés à cette jeune génération d’auteurs dramatiques. Les agences théâtrales et les éditeurs leur ont assuré une place au répertoire du réseau des deux cents théâtres de l’aire linguistique allemande, les festivals français ont commencé à les inviter… Sarah Kane a mis fin à ses jours[34]. Le Nouveau drame s’est imposé comme un mouvement restituant à l’auteur dramatique son rôle « subversif » et au théâtre son importance sociale et, d’une certaine manière, politique.

La naissance de ce mouvement est un phénomène de notre temps. Dans les années cinquante, le Théâtre de l’absurde, tel qu’il avait été défini par Martin Eslin[35], avait eu ses chefs de file, Beckett et Ionesco, et ses adeptes. Les auteurs du Nouveau drame ont à peine eu le temps de lire Sarah Kane. Aussi suis-je enclin à considérer que ce mouvement n’a pas eu de précurseurs[36] et que, comme des pages web sur internet, il est apparu spontanément, né de la confrontation d’une jeune génération d’artistes avec un monde qui présente les mêmes symptômes de New York à Vladivostock.[37].  

IV. Et en même temps, chez Biljana...

L’histoire de la littérature dramatique en langue serbo-croate est celle d’une course pour essayer de rattraper l’Occident[38]. Depuis Jovan Sterija Popović, qui s’est efforcé de faire entrer les « spécificités locales » dans les formes de la « comédie savante » jusqu’à Aleksandar Popović et son théâtre de l’absurde à la Ionesco ainsi que Slobodan Šnajder et son théâtre politique, les auteurs ont voulu délibérément contribuer à ouvrir les cultures yougoslaves sur les cultures occidentales. Mais dans ce type de communication, le fait de devoir prendre modèle sur quelqu’un d’autre suscite toujours le sentiment d’être à la traîne[39]. Biljana est le premier auteur dramatique écrivant en serbo-croate qui non seulement a connu un succès international, mais qui a été perçu comme un acteur des changements qui se sont produits dans le théâtre européen.

Biljana a été aidée en cela par les circonstances : l’Etat, la société et les normes culturelles qui articulaient la communication avec l’Europe occidentale, et par là-même le « retard » pris sur elle, se sont désintégrés sous ses yeux. Sa génération tout entière s’est retrouvée en quelque sorte au point zéro, dans un interspace culturel entre un passé nouvellement réinventé et un avenir aboli. Mais ces contemporains de la débâcle ont eu une chance, celle de pouvoir réinventer leur vie et lui donner un sens. Biljana a su la saisir. Elle a échappé au risque de sombrer dans une « inertie de la création grandissante », auquel sa génération était exposée « dans un espace physique et spirituel réduit, sans véritable compétition et en l’absence d’information sur la réalité théâtrale internationale », risque dénoncé, en cette même année 1998, par le critique Ivan Medenica[40]. Biljana a réussi, comme le disait son professeur de dramaturgie Jovan Hristić, à voir ce qui est le plus difficile à voir dans le théâtre, l’évidence[41]. Elle a su se confronter au réel tout en rejetant les explications collectives déformantes. Elle n’est sans doute ni la seule ni la première, parmi les intellectuels belgradois indépendants, à s’être posé la question de sa part de responsabilité dans le cataclysme politique et culturel serbe : « Mes écrits ont-ils suffi ? Ai-je parlé suffisamment fort ? Aurais-je pu et dû faire encore plus et mieux ? » Cette question, elle se l’est posée aussi bien dans ce texte publié dans La Repubblica de Rome que dans ses pièces. Et beaucoup à Belgrade aujourd’hui encore n’auraient pas le courage de formuler la réponse qu’elle y a apportée : «J’ai parlé trop bas, j’étais trop satisfaite de moi-même, j’aurais dû faire beaucoup plus »[42]

Il y a eu à Belgrade dans les années quatre-vingt-dix des pièces qui ont traité du nationalisme et de la guerre, mais c’était plus, je le crains, pour flirter avec ces sujets que pour les démasquer[43]. Biljana a réussi à le faire parce qu’elle rompt avec un des postulats jusqu’alors fondamentaux de la dramaturgie serbe : la mentalité.

Depuis Jovan Sterija Popović (1806-1856) et Branislav Nušić (1864-1938) jusqu’à Aleksandar Popović (1929-1996) et Dušan Kovačević (né en 1948)[44], la littérature théâtrale serbe – et plus particulièrement la comédie – s’est efforcée d’adapter les modèles dramaturgiques empruntés à l’Occident à la typologie et à la caractérologie populaires ainsi qu’à la mentalité du cru. Les auteurs dramatiques ne se sont pas seulement appliqués à définir et dépeindre cette dernière, il s’en sont moqués et, quand ils l’ont jugé nécessaire, l’ont tournée en ridicule. Cette variation originale sur les postulats de la comédie de mœurs permet une confrontation ô combien précieuse entre ce qui est spécifiquement national et l’universel. Mais Sterija dans ses Patriotes[45], la dernière de ses pièces qui tranche sur tout ce qu’il avait écrit auparavant, avait déjà tenté de faire découler de cette mentalité la structure dramaturgique elle-même. C'est pourquoi Les patriotes est la première pièce moderne de la littérature serbe[46]. Nušić et surtout Popović et Kovačević ont poursuivi sur la voie de la dramatisation de la mentalité. Un chercheur conclura que l’esthétique de Nušić reflète « la civilisation de tout un peuple »[47]. Mirjana Miočinović, analysant, dans le cadre de sa brillante étude Le jeu scénique chez Aleksandar Popović, le principe de répétition, caractéristique de cet auteur, note que « la permanence d’une certaine mentalité entraîne la permanence de situations typiques »[48]. Dans sa préface à l’Anthologie du théâtre contemporain serbe, Slobodan Selenić semble se référer à cette phrase lorsqu’il constate que « même (…) Dušan Kovačević et Ljubomir Simović, auteurs à la technique dramaturgique originale et à l’orientation bien particulière, ont (...) un point de départ commun dans ces contrées de la mentalité serbe où Popović a puisé son inspiration »[49].

Les œuvres authentiques d’une littérature nationale naissent de cette confrontation de la mentalité avec la forme dramatique. Les croyances et les comportements d’une communauté sont ainsi présentés comme quelque chose se situant au-dessus des mœurs, comme un destin (souvent funeste). Ce sont justement ces caractéristiques nationales spécifiques qui rendent plus difficile la compréhension à l’étranger des œuvres dramatiques serbes (comme d'ailleurs les croates et les bosniaques), d’autant plus que celles-ci appartiennent à ce que l’on nomme une « petite culture » et sont écrites en une langue également dite « petite ». La culture serbe n’a pratiquement jamais réussi à ajuster ses modèles sur les modèles occidentaux ni à les imposer comme authentiquement siens (à la différence de la Pologne et de la République tchèque, pour prendre deux exemples au hasard). Même le comique d'une bonne part des auteurs sus-mentionnés a été élaboré à partir de cette incapacité collective, quand ce n’est pas un refus, à se reconnaître soi-même. L’auteur dramatique serbe dépendait de la mentalité même lorsqu’il la critiquait de la manière la plus acerbe et qu’il refusait de s’y soumettre. Comme le fait remarquer un des auteurs les plus sages qui se soit penché sur la culture serbe, « le rire ne peut jamais fuser de manière vraiment libre, (…) il est toujours empreint de la conscience que l’espace où il serait possible de s’affranchir totalement des critères de l’esprit de clocher est un espace interdit. Aussi n’est-ce pas un rire à l’état pur, n’ayant d’autre but que lui-même, mais toujours un rire éminemment satirique, qui ne conduit pas à l’irrationalité puisqu’il ne permet pas d’échapper aux motivations de l’esprit de clocher (…) C’est le rire du sujet qui renonce à être un sujet »[50].

Ce qui détermine le comportement des personnages de Biljana et constitue le contexte dramatique dans lequel elle les contraint à évoluer est certainement influencé par l’esprit du temps et la situation politique, mais nullement par la mentalité.

Pourquoi ?

La mentalité serbe dont les auteurs de comédie se sont raillés avait disparu avant que les écrivains de la génération de Biljana ne commencent à écrire ou, tout au moins, elle s’était désintégrée alors qu’ils faisaient leurs études de dramaturgie : l’idéologie nationaliste patentée a coulé « les caractéristiques nationales » dans des moules si monstrueux que le peuple, privé de ses droits, a dû pour les accepter, rejeter les codes établis qui lui permettaient de se représenter et servaient à sa communication interne[51]. Si vous m’autorisez à paraphraser le titre de la pièce la plus importante de Dušan Kovačević[52] et, à mes yeux, de toute la littérature dramatique serbe de la deuxième moitié du XXe siècle, les marathoniens ont achevé leur tour d’honneur à Srebrenica. Comme le constate Vera, le personnage raisonneur de La chute, « dans la tradition, on va jusqu’à s’égorger ».

Avoir grandi dans un milieu qui, sous le masque du nationalisme, avait perdu ses caractéristiques, a permis à la génération de Biljana de jouir d’une liberté qu’aucune génération précédente n’avait connue dans la culture serbe, demeurée inconsciemment patriarcale. Mais il s’agissait là d’une liberté s’exerçant dans le vide[53]. Car n’oublions pas Konstantinović : à cause du nationalisme et des crimes qu’il a justifiés, l’esprit de clocher, qui a durablement marqué cette culture serbe, a été « démystifié comme une fiction », il s’est aboli comme une « illusion »[54]. La génération de Biljana a été privée de la tradition et confrontée à la folie du pouvoir nouvellement proclamé et nouvellement acclamé, à l’« esprit d’une tribu à l’agonie ». Elle n’a plus eu le choix qu’entre se laisser sombrer dans l’indifférence ou tenter de se positionner en tant que « subjectivité créatrice »[55], de se percevoir elle-même en tant qu’ « existence réelle »[56].

Toute une série d’œuvres ayant eu un certain succès en Serbie dans les années quatre-vingt-dix, voire dès les années quatre-vingts, témoigne de la survivance du réflexe poussant à inscrire l’expression artistique dans les modèles d’une mentalité qui ne fonctionnait déjà plus au sein de la société : le paysan serbe des derniers romans de Dobrica Ćosić[57] parle une langue qu’on n’a jamais parlée en Serbie, Kusturica choisit une prétendue « mentalité tsigane » comme cadre devant lui permettre d’exprimer son authentique sens du rythme kinesthésique, alors qu’en fait, il n’en avait pas besoin et aurait mieux fait de s’immerger dans la vie. Il est difficile d’éviter ce genre de « déformation de la réalité », que l’œuvre elle-même revendique, mais le refus de se confronter avec une époque « déjantée » réduit la prise de conscience esthétique.

V. LA CHUTE

Aussi La chute de Biljana est-elle une œuvre nécessaire, imposée par l’époque et, dans le contexte de la création artistique en Serbie durant la décennie écoulée, extraordinairement courageuse. Le modèle et le procédé dramaturgiques utilisés ne se retrouvent dans aucune de ses pièces précédentes ou ultérieures. Écrite durant la phase du règne de Milošević caractérisée par la terreur policière, La chute est beaucoup plus qu’un pamphlet. Je ne pense pas commettre une erreur en la qualifiant de sotie.

Le Petit Robert nous dit que dans la France du XVe siècle, il s’agissait d’une « farce de caractère satirique jouée par des acteurs en costume de bouffon, représentant différents personnages d’un imaginaire peuple sot, allégorie de la société du temps »[58]. Le dictionnaire du théâtre de Corvin précise que la sotie « conduit une vive critique, souvent politique, des dérèglements de la société (…) Le Sot est une fiction de théâtre, un être de langage dont la virtuosité peut aller jusqu’au délire verbal»[59]. Dragan Klaić, dans son glossaire du Théâtre et drame moyenâgeux[60] souligne que le personnage principal de la sotie est la « Mère sotte », dont les caractéristiques typologiques ne sont pas sans rappeler celles de la Sunčana de Biljana, « Surmère de la nation ».

Borislav Pekić se souvint de ce genre oublié en 1971, puisqu’il qualifia de sotie sa pièce Les généraux ou la parenté par les armes[61]. Même une comparaison superficielle atteste de ce que Biljana a mieux su que lui redonner vie à ce genre. Pekić, avec sa description réaliste de la rencontre de deux fanas de la guerre, reste au niveau de l’allégorie, tandis que Biljana réussit à transformer la folie qui s’est emparée des dirigeants et de l’élite intellectuelle en ludisme scénique (qui semble revivifier « les anciennes fêtes païennes du carnaval », dont la sotie est issue[62]). Grâce à la maîtrise de l’évocation et à la lucidité de la composition, le genre devient  le sujet. Et davantage encore : l’image mentale d’une époque délirante. Aleks Sierz, le meilleur analyste jusqu’à présent  du théâtre in-yer-face, note que chez les auteurs britanniques des années quatre-vingt-dix « s’efface souvent jusqu’à la frontière entre le réel et le représenté »[63]. Les auteurs du Nouveau drame exposent les spectateurs à des scènes fantasmagoriques, « parce qu’ils veulent réexaminer les notions communément admises de normalité, d’humanité, de nature et de réel »[64]. Sierz, à juste titre, me semble-t-il, qualifie ce procédé de « tactique du choc »[65], car il « jette un pont enjambant la frontière fictive entre les méfaits qui ont été commis et l’impensable »[66]. Biljana, dans La chute, nous met en garde : le cauchemar de la sotie déborde sur la vie quotidienne. Il ne s’agit plus d’une situation incroyable, mais de la réalité elle-même. Sa sotie est l’image dramatique de l’ethno-bamboula qui dure depuis plus de dix ans au sein de la culture serbe.

Cela pourrait expliquer pourquoi La chute n’a pas eu de succès à Belgrade. Je ne l’ai pas vue dans la mise en scène de Gorčin Stojanović et je ne saurais donc dire si celle-ci a contribué à empêcher la rencontre avec le public (ce sont des choses qui arrivent au théâtre), mais je suis enclin à croire que la culture serbe et, surtout l’élite belgradoise, ne sont pas encore prêtes à subir le choc d’une prise de conscience[67]. David Edgar écrit que « le succès de la littérature dramatique britannique de ces quarante dernières années ne s’explique pas seulement par le talent des auteurs. Il a été rendu possible par la création d’une tribune où des générations d’écrivains ont pu parler sérieusement de leur époque à un public qui partageait leurs obsessions, leurs inquiétudes et leur langue »[68]. Le théâtre belgradois avait réussi à maintenir un tel dialogue social pendant des décennies. On dirait qu’il n’en est plus capable.

Il serait dommage que cela soit exact. La chute n’est peut-être pas la plus belle pièce de Biljana, ni la meilleure, mais il me semble que c’est la plus importante. La littérature dramatique serbe a, au cours de ses deux siècles d’existence, produit plus de pièces sur ses gouvernants que la Serbie n’en compte. Elles ont pour la plupart été écrites après leur mort, sous l’influence de la légende, mais d’autres l’ont été aussi de leur vivant, à des fins de propagande politique[69] (nous oublions trop combien de pièces ont célébré « la vie et l’œuvre » de Josip Broz Tito) et se présentent le plus souvent comme des hagiographies. Biljana est la première à avoir écrit une farce sur un despote encore en activité, une techno-farce, comme l’exigeait l’époque.

J’imagine que Biljana a été déçue de voir que La chute était mal accueillie à Belgrade. Les gens habitués au succès n’aiment pas les échecs, et ils les supportent mal. Il y a dans ses pièces ultérieures un peu de la mélancolie des solitaires, si ce n’est des exilés : l’action ne se déroule plus dans sa ville natale.  Il s’agit de textes écrits sur commande de théâtres d’Europe occidentale, l’un d’eux a même vu le jour lors d’un séjour à New York. Leurs personnages sont incapables d’identifier le monde, il leur glisse entre les doigts comme du sable ou de l’eau.

VI. LA FUGUE

Supermarché est écrit d’une main souveraine. Biljana avait déjà utilisé dans ses trois pièces précédentes le procédé qui consiste à faire basculer un récit réaliste dans l’irréel. Mais c’est là qu’elle s’en sert de la manière la plus cohérente et la plus efficace. Aurait-elle compris, après avoir quitté sa ville natale, que les cubes de la réalité refusent ailleurs aussi de se laisser empiler ? Belgrade en guerre et sa société qui se désagrège ne représentent plus qu’une expérience, elle n’y puise plus son inspiration.

Biljana réussit à transcrire le paradigme du désespoir auquel est confronté l’homme moderne. Trois des personnages de Supermarché ont deux noms et ils emploient tantôt l’un, tantôt l’autre, en fonction des circonstances. Celui des autres s’accompagne obligatoirement du qualificatif « collègue » ou « monsieur », ce qui revient à dire qu’ils ne représentent qu’une fonction sociale. Le balancier de la possibilité de réaliser ou non son individualité va et vient entre inexistence et « maquillage social » ; seul ce dernier permet l’amer « Happy end » sur lequel Biljana termine son « Soap opera ».

Dans Supermarché se cristallise la contribution la plus originale de Blijana au mouvement du Nouveau drame : elle nous présente des personnages sans réalité, des êtres perdus, broyés par l’histoire. Dans sa Trilogie déjà, Jovan et Mara avaient perdu leur dernier refuge sur cette terre. La Nadežda des Histoires de famille avait trouvé le sien dans la vie de chien et la Vera de La chute dans la résignation. Léo Schwartz/Leonid Crnojević accepte de survivre dans le succédané d’existence du « soap opera ». Karl, le héros principal d’Amerika, suite, mettra fin à ses jours et finira écrasé « comme un rat » sous les roues du métro.

Le non-accomplissement et les personnages privés de réalité caractérisaient déjà tous les précédents textes de Biljana. Mais les procédés dramatiques varient d’une pièce à l’autre, Biljana jonglant avec eux avec une assurance qui peut surprendre chez un écrivain n’ayant pas plus d’expérience qu’elle n’en a.

Et pourtant, nous ne devrions pas nous en étonner.

Biljana n’est pas seulement un auteur ayant fait des études de dramaturgie[70], elle est l'enfant de l’école d’écriture théâtrale de Belgrade. Il existait déjà depuis longtemps une section « dramaturgie » à la Faculté des arts dramatiques, mais l’arrivée comme professeurs de Jovan Hristić et de Slobodan Selenić[71] a initié un véritable style. La création de cette école a coïncidé avec une période durant laquelle le pays s’est ouvert de plus en plus sur l’Occident, dans le domaine politique, certes, mais surtout culturel et plus particulièrement théâtral. Il ne faut donc pas s’étonner si les « principes programmatiques » de l’école d'écriture théâtrale de Belgrade sont exposés dans la préface d'une anthologie des pièces de Jarry, Apollinaire, Witkiewicz, Beckett, Ionesco, Genêt et Pinter[72]. Selenić y souligne que l’écriture dramatique est un « médium qui beaucoup moins que les autres formes d’expression artistique souffre du mépris de l’évidence et de la logique »[73]. C’est pourquoi, au sein de la section dramaturgie, on insistera sur la construction dramatique pendant tout un quart de siècle. Ce n’est donc pas un hasard si la structure est l’élément de communication fondamental dans les pièces de Biljana. C’est une trame sur laquelle elle entrelace les « semblants », qui pour Selenić ne sont que « des métaphores permettant de dépeindre les vérités plus profondes ou plus générales que les auteurs veulent nous révéler ou, plutôt, suggérer derrière la façade de l’ordre logique et quotidien des choses »[74].

L’essence de la « doctrine » de cette école d'écriture théâtrale de Belgrade serait justement la quête d’un équilibre entre, d’une part, la nécessité de « renverser la logique jusqu’à ce qu’elle devienne illogique au point de s’opposer drastiquement à l’expérience empirique du spectateur », de « toujours provoquer un choc, une brusque rupture du cours normal des choses qui en prendront un autre contrariant l’évidence et notre expérience axiomatique »[75] et, de l’autre, le traitement réaliste d’une situation donnée. Les fragments de réalité dans les textes de Biljana, à l’exception de quelques scènes de La chute, sont obligatoirement présentés au moyen du procédé réaliste qui caractérise toute l’école de Belgrade[76]. Pratiquement aucun des anciens élèves de cette section de dramaturgie, ayant donc assisté aux cours de « Boba » et de « Vava »[77], ne suit la structure dramaturgique du jeu linguistique prônée par Aleksandar Popović, dans laquelle « le mécanisme complexe du fonctionnement du jeu théâtral se réduit au mécanisme du fonctionnement linguistique »[78], bien que le style de Popović se soit affirmé  dès avant la création de l’école.

Mais l’emploi du procédé réaliste des séquences est la conséquence d’une autre doctrine de l'école de Belgrade, peut-être jamais formulée. Elle veut qu’on doive explorer et connaître les données scéniques : tout d’abord celles de l’espace dramatique et scénique[79], puis celles du jeu.

Ayant été longtemps critiques de théâtre, Hristić et Selenić comme Vladimir Stamenković, le troisième professeur, ont intentionnellement, me semble-t-il, développé le sens du jeu chez leurs étudiants. Ils s’inscrivent ainsi sans doute dans la tradition de la comédiographie serbe qui, de Nušić à Popović, se fonde peut-être sur un fait qu'un de mes historiens préférés du théâtre, Bora Glišić, a exposé avec éloquence : « chez nous – bien que malheureusement personne n’y prête attention – le jeu, dans le sens esthétique du terme, a toujours été, à quelques exceptions près, d'une valeur artistique bien meilleure que la plupart de nos textes dramatiques »[80]. Le style de jeu belgradois a déterminé de manière essentielle la réalité scénique et la langue du théâtre belgradois.

S’étant articulé dans les conditions chaotiques de la création théâtrale en Serbie et en Voïvodine au XIXe siècle, le jeu a tiré sa légitimité de la popularité des pièces mettant en scène la vie des paysans. Mais comme celles-ci découlaient d’une idéalisation intellectuelle, on a cultivé, sur la scène du Théâtre national de Belgrade, l’art de la contraction et de la stylisation des codes caractérologiques. Inhérent au génie ludique et au sens de la moquerie populaires, ce jeu devient style avec la formation de la première génération de comédiens dans les années vingt. Ni les règles strictes du « théâtre psychologique » établies par Hugo Klajn, ni la tentative de systématisation doctrinaire à la Stanislavski lors de la campagne visant à instaurer une culture prolétarienne après l’arrivée des communistes au pouvoir, n’ont réussi à éradiquer cet esprit de persiflage[81].

Aussi n’aurait-on pu concevoir La chute sans connaître l’art de la raillerie tel que le pratiquait à la façon d’un bateleur anarchiste Zoran Radmilović (que Biljana n’a pu découvrir que par le biais de cassettes vidéo, plusieurs années après le décès de l’acteur).

Et là se cache la raison d’un paradoxe : le procédé réaliste utilisé dans certains fragments dramaturgiques des pièces écrites par les représentants de l’école de Belgrade consiste seulement en une indication de jeu, il s’agit d’un contexte devant permettre aux acteurs d’opérer des variations susceptibles de rendre la « vérité émotionnelle »[82], la seule possible, de l’illusion scénique. C’est pourquoi le « réalisme » de la dramaturgie belgradoise n’est souvent qu’apparent, il n’est là que dans la mesure où il faut rendre l’histoire crédible aux yeux des spectateurs afin que les comédiens puissent les emmener plus loin.

Cependant, la « présence du réél » est assurée par des dialogues où l’on emploie surtout le langage de la rue. A l’exception de Ljubomir Simović, qui est venu de la poésie à l’écriture dramatique, il n’y a pas dans le théâtre serbe de la fin du XXe siècle de grand auteur ayant un langage scénique spécifique comme en ont en France Koltès ou, parmi les plus jeunes, Gaudé[83]. Il n’y en a pas à cause du désir, né de la fascination, de rester fidèle au style de jeu belgradois. Et c’est là une particularité de l'école d'écriture théâtrale de Belgrade dont n’ont pu venir à bout ni l’érudition, ni l’ouverture d’esprit de « Boba » et de « Vava » : ce théâtre reste celui de la mentalité.

VII. LA RUPTURE

C’est pourquoi le théâtre serbe des années quatre-vingt-dix s’est retrouvé sans racines : la mentalité, prétexte du jeu dramatique, ne fonctionne plus ni dans la société, ni sur scène[84]. Et Biljana, bien qu'elle représente à merveille l'école d'écriture théâtrale de Belgrade, marque aussi sa fin : la mentalité n'existe plus et « Boba » et « Vava » nous ont quittés. 

Reste la Serbie; il serait d'une extrême importance qu'elle reconnaisse le choix de Biljana comme un acte à la fois humain et esthétique. Et qu'elle « se serve » de son « succès mondial » pour affirmer l'ensemble de sa littérature dramatique déjà écrite et à venir. Quand un auteur dramatique polonais connaît le succès en Europe, les théâtres occidentaux sont, dans les deux années qui suivent, submergés par une cinquantaine de pièces émanant d'autres auteurs polonais. Mais la coutume voulait, en ex-Yougoslavie - et je crains que rien n'ait changé dans les pays qui en sont issus - , que les rares personnes ayant réussi « à l'extérieur » se retrouvent aussitôt avec une cinquantaine d'ennemis dans leur propre pays. Jaloux de tout ce qui se passe ailleurs, les représentants de la bourgade culturelle serbe réduisent le succès de Biljana à un succès mondain, apportant une preuve de plus qu'on a en Occident « l'esprit tordu » (« ma ne mogu oni nas da razumeju ! »[85]). Ils refusent de considérer la vision de Biljana et sa critique de la société serbe comme un chaînon de leur propre culture. Cependant, aucune culture « nationale » ne saurait émerger sans s'inscrire dans une mouvance supra-nationale. La Serbie ne pourra se regarder en face que lorsqu'elle aura accepté de s'exposer au regard des autres, elle ne cessera d'être « à la traîne » que lorsqu'elle se sera affranchie de son sentiment d'« infériorité culturelle » et, ce qui est sans doute encore plus nécessaire, de son auto-suffisance, de l'esprit de bourgade dans lequel elle s'enferme.


NOTES

[1] Texte publié in "Le Théâtre d'aujourd'hui en Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie et au Monténégro. Nationalisme et autisme", sous la direction de Sava Andjelković et Paul-Louis Thomas, Revue des études slaves, Tome LXXVII, fascicule 1-2, Institut d'études slaves, Paris, 2006, p. 217-243. Une version élargie du même texte est publiée en serbo-croate, „Otkud uspeh Biljane Srbljanović?”, in 50 godina Sterijinog pozorja, Scena & Teatron, Novi Sad-Beograd, 2005, pp. 25-44, www.pozorje.org.rs/scena/scena-teatron/6.htm. 

[2] Les sept pièces de Biljana Srbljanović ont été montées entre 1997 et 2006 plus de 140 fois dans 34 pays, du Chili au Kazakhstan et de la Suède à l'Australie. V. la liste complète en annexe de texte publié in Revue des études slaves, pp. 234-242.

[3] Edgar, David : "Provocative Acts : British Playwriting in the Post-war Era and Beyond", in State of Play, Playwrights on Playwriting, Faber  and Faber, London, 1999, p. 3.

[4] Éditeur, critique littéraire, auteur dramatique et dramaturge serbe (1922-1997).

[5] Senker, Boris : "La Vie en rêve", in Milan Begović, Un aventurier devant la porte, Association des écrivains croates-Zagreb, bf éditions-Strasbourg, 1999, p. 8; V(učetić), Š(ime) : "Napomene", in Begović, Milan : Pjesme i drame, Naprijed, Prosveta, Svjetlost, Beograd, 1966, p. 377.

[6] L’Âge d’homme, 1989 puis 1995.

[7] Concernant les créations des pièces Slobodan Šnajder sur les scènes européennes v. deux biographies d’auteur : Slobodan Šnajder, La Dépouille du serpent, L’Espace d’un instant, Paris, 2002, p.. 118 ; Slobodan Šnajder : Le Faust croate, L’Espace d’un instant, p. 201.

[8] Festival de l'été 2000 du Théâtre du Peuple de Bussang.

[9] Theater Heute, janvier 1999, p. 59.

[10] Libération, 25 août, 2000, p. 32.

[11] Ivan Medenica, professeur de Faculté des arts dramatiques de Belgrade et critique de théâtre a déclaré au moment où j’achevais ce texte : « Beaucoup de monde ici [en Serbie] ferme les yeux sur le phénomène que représente la grande présence des drames de Biljana Srbljanović sur les scènes étrangères […] parce qu’il s’agit d’un avertissement vivant à une société repliée sur ses critères locaux de valorisation » (Ivan Medenica in Nikolić Darinka: “Intervju post festum, Sterijino pozorje kao dejtonska Bih”, Scena, br. 4-5, Novi Sad, 2003, p. 62).

[12] Les cinq premières pièces de Biljana ont chacune été montées une fois en Serbie; durant la même période, trois d'entre elles ont été jouées dans quarante théâtres en Allemagne, quatre dans sept théâtres en Autriche, trois dans cinq théâtres aux Etats-Unis et quatre en Suisse.

[13] Cette analyse (Filosofija palanke en original) n’est traduite en français qu’en courts extraits : "Sur le style du bourg", in Transeuropéennes, n°. 21, Paris, 2001, pp. 129-138 ; "Sur le nazisme serbe", in Lignes, n° 06, Paris, 2001, pp. 53-74.

[14] Biljana Srbljanović, repères biographiques :

 1970               – naissance à Stockholm

1977-1991       – scolarité à Belgrade

1991-1995       – étudie la dramaturgie à la faculté des Arts dramatiques de la capitale serbe

depuis 1997     – enseigne dans la même faculté

1997                – création de la Trilogie de Belgrade au Théâtre dramatique Yougoslave

1999               − reçoit à Neuberg, en Allemagne, le Prix Ernst Toller

2001               − le réalisateur Emir Kusturica porte plainte contre Biljana Srbljanović pour l’avoir désigné comme un « profiteur immoral de Milošević » dans une interview

2004                − s’installe à Paris avec des séjours prolongés et fréquents dans son pays natal

2005/2006       − la revue « Theater Heute » proclame Biljana « meilleur auteur étranger » de la saison

2006                − épouse Gabriel Keller, ancien ambassadeur de France à Belgrade

2007                 −  Prix Europe nouvelles réalités théâtrales délivré par l’Union européenne 

2008                −  tête de liste du LPD (Parti libéral-démocrate) pour les élections municipales de Belgrade

2008               − suit son époux à Bakou (Azerbaïdjan) où il est nommé ambassadeur de France

22 mai 2009  − procès devant le tribunal de première instance de Belgrade suite à une plainte contre Biljana Srbljanović pour « trouble  de l’ordre public » ; elle avait traité un groupe de soit disant « patriotes serbes » qui perturbaient la promotion d’une  revue critique de « mal polis ». 

[15] National Languages, Linguisitic Mannerism and the Mobility of Dramatic theatre in Europe –  Statements,  ITI Symposium hosted by the Bonn Biennal, German Centre of the International Theatre Institute, Berlin, 1998, p. 87.

[16] Sierz, Aleks : In-Yer-Face Theatre, British Drama Today, Faber and Faber, London, 2001. Le livre présente les auteurs suivants : Philip Ridley, Phyllis Nagy, Tracy Lett, Harry Gibson, Antony Neilson, Sarah Kane, Mark Ravenhill, Naomi Wallace, Jez Butterworth, Simon Block, David Eldridge, Nick Grosso, Che Walker, Richard Zajdlic, Joe Penhall, Judy Upton, Martin McDonagh, Rebecca Prichard. Sur son site www.inyerface-theatre.com, Sierz élargit le groupe, notamment avec David Greig, David Harrower, Conor McPherson.

[17] De l’avis général,  le mouvement du Nouveau drame est né avec la première d'Anéantis de Sarah Kane au Royal Court à Londres en janvier 1995 et le scandale qu'elle a suscité.

[18] Il est certain que le mérite d’avoir permis l’affirmation du Nouveau drame ne revient pas uniquement à la Biennale de Bonn, le Royal Court à Londres, tout particulièrement quand il s’est trouvé, de 1992 à 1998 sous la direction artistique de Stephan Daldry, plus connu aujourd’hui comme le réalisateur du film The Hours, a fait également un énorme travail, et pas seulement en ce qui concerne le théâtre britannique. Les auteurs de In-Yer-Face Theatre ont trouvé un accueil très favorable aussi au Bush Theatre et au Traverse Theatre d'Edinbourg.  

[19] Lazin, Miloš : "Zbrda-zdola beleške o novoj drami", in Scena, n° 3-4, Novi Sad, 2002, p. 33.

[20] Lanteri, Jean-Marc : "L’Age d’or et la Dame de fer", in Ecritures contemporaines 5, Dramaturgies britanniques (1980-2000),  Lettres modernes Minard, Paris-Caen, 2002, p. 13.

[21] V. Lazin, 2002, p. 34.

[22] Kane, Sarah : Blasted, Methuen, London, 1995. Sur la guerre en Bosnie comme l’inspiration d’Anéantis v. Saunders Graham: Love me or kill me, Sarah Kane et le théâtre, L'Arche, Paris, 2004, pp 43, 72-73, 87, 94, 194, 201. 

[23] Stephenson, Heidi ; Langridge, Natasha : "La forme est le sens, entretien avec Sarah Kane", in La Forme est le sens, in LEXI/textes 3, Théâtre National de la Colline, l'Arche, Paris, 1999, p. 197.

[24]  Cormann, Enzo : Diktat, Les Editions de Minuit, Paris, 1995, 85 p. Visniec, Matéi : Du sexe de la femme comme champ de bataille dans la guerre en Bosnie, Actes Sud - Papiers, Arles, 1996, 100 p. Larue, Pascal : L'Amour assiégé, éditions Enfumeraie, Allonnes, 1997,  66 p. Tedes, Pascal : Sur les frontières, manuscrit (88 p), créé par Cie. Carambole Théâtre, Mulhouse, 1998. Py, Olivier; Gilbert, Philippe : Requiem pour Srebrenica, manuscrit (40 p.), créé le 8 janvier 1999 au Centre Dramatique National/Orléans-Loiret-Centre. Papin, Nathalie : L'Appel du pont, L'Ecole des loisirs, 2000, 44 p.  Durringer, Xavier : La Promise, Théâtrales, Paris, 2001, 76 p.  Gaudé, Laurent : Pluie de cendres, Actes Sud - Papiers, Arles, 2001, 39 p.  Gaudé, Laurent : Cendres sur les mains, Actes Sud - Papiers, Arles, 2002, 41 p.  Melquiot, Fabrice  : Le Diable en partage, Kids, L'Arche, Paris, 2002, 156 p.  Girard, Luc : Séjour pour huit à Tadécia, créé par CADO, Orléans, 2003… et la liste a augmenté depuis.

[25] Il est vrai que quelques œuvres les ont annoncés alors que la guerre durait encore. Je n’en citerai que quelques-unes, outre Anéantis : Baril de poudre de Dejan Dukovski, Europe de David Greig, Puisque tu es des miens d’australien Daniel Keen, Murad, un garçon de Bosnie d’Ad de Bonté, La dépouille du serpent et Inès & Denise de Slobodan Šnajder, Purification ethnique de Vidosav Stevanović ainsi qu’Hôtel Europe, mon adaptation scénique du roman de Stevanović "L'Ile des Balkans" (v. aussi note précédente).

[26] Jovićević, Aleksandra : Dégâts collatéraux, in 5éme Forum du théâtre européen, 2000, revue Du Théâtre, hors série n° 12, Paris, février 2001, p. 213.

[27] Concernant des références bibliographiques d’éditions des pièces de Biljana Srbljanović en français, v. www.arche-editeur.com/publications-catalogue.php?auteur=144.

[28] Stephenson, Heidi ; Langridge, Natasha, Pp. 197-198.

[29] Ibid, p. 198.

[30] Sierz, Aleks, p. 5.

[31] Lanteri, Jean-Marc, p. 12.

[32] Greig, David : "Introduction", in Kane, Sarah : Complete Plays, Methuen Drama, London, 2001, p. XVI.

[33] Ibid.

[34] Sarah Kane, avec son premier texte, a provoqué un scandale – sans lequel les mouvements théâtraux ne voient pas le jour – et a écrit avec sa propre souffrance une nouvelle vision du monde, sans quoi on ne peut devenir prophète au théâtre.

[35] Esslin, Martin : The Theatre of the Absurd, Harmondsworth, Penguin, London, 1968.

[36] Mais il a eu des instigateurs : les films Pulp Fiction et Trainspotting, le théâtre de Steven Berkoff, Martin Crimp, Howard Barker (v. Lanteri, Sierz, Edgar, Lazin 2002).

[37] Juste un exemple : Biljana Srbljanović et son collègue allemand pratiquement du même âge, Marius von  Mayenburg, ont écrit la même année, en 1998, les Histoires de famille et Visage de feu, deux pièces traitant du même sujet : comment la violence "contrôlée" du monde des adultes se transforme en violence incontrôlée chez les enfants.

[38] Les traductions en français de cette littérature sont nombreuses et disponibles chez Troisième bureau à Grenoble (www.troisiemebureau.com) et à La Maison d’Europe et d’Orient (www.sildav.org). La bibliographie de ces traductions, publiées et en manuscrit, est disponible sur www.troisiemebureau.com/le-centre-de-ressources.  

[39] L’exemple le plus frappant est le Cycle des Glembay (la traduction française disponible chez Troisième bureau), où l’un des auteurs les plus joués de l’histoire du théâtre yougoslave, Miroslav Krleža (1893-1981), est revenu, dans les années trente du siècle passé, aux postulats dramaturgiques du théâtre bourgeois d’Ibsen et de Strindberg, inventant pour cela une bourgeoisie que nous n’avions quasiment pas. Ce fait ne remet pas en question les valeurs esthétiques ni l’importance de l’œuvre de Krleža, de la même façon que le fait d’être "à la traîne" n’a pas empêché l’apparition d’un grand nombre d’auteurs dramatiques authentiques.

[40] Medenica, Ivan : "La chance et sa charge de risque", in 3éme Forum du théâtre européen, 1998, révue Du Théâtre, hors série n°  9, Paris, mars 1999, p. 184.

[41] Jovan Hristić (1933-2002), dont la pensée critique et théorique pourrait aider à la compréhension des structures dramaturgiques de Biljana, a deux études traduites en français : Le théâtre de Tchekhov, L’Âge d’homme, Lausanne, 1982 (réédition 2009) ; Réflexions sur la tragédie, d’Eschyle à Beckett, L’Âge d’homme, Lausanne, 2009.

[42] Srbljanović, Biljana : "Journal de Belgrade", in  LEXI/textes 5, 2001, p. 295.

[43] Pour une panorama de l’écriture dramatique en Serbie pendant la dernière décennie du XXe siècle, v. Boško Milin : "Entre l’engagement et la fuite", in Andjelković et Thomas, op. cit, pp.173-186.

[44] Concernant ces classiques de la littérature dramatique serbe, les textes critiques en français existent, sauf concernant Aleksandar Popović : Sava Andjelković, Les comédies de Jovan Sterija Popović, Septentrion, Presses universitaires, Villeneuve d'Ascq, 2003 ; Milivoje  Pejović, Branislav Nušić, Maître du théâtre serbe, Editions du Titre, Paris, 1989 ; Filip  David, "Entre Les Patriotes et La Chute", in Clévy, Marianne; Dolmieu, Dominique (éd.), De l'Adriatique à la mer Noire, Maison Antoine Vitez, Montpellier, 2001, pp. 76-78 ; Ksenija Radulović, "Dušan Kovačević : monde ‘virtuel’ et monde ‘réel’ dans la dernière décennie du XXe siècle", in Andjelković et Thomas, pp. 55-65.

[45] La pièce a été écrite entre 1853 et 1854, mais n’est jouée et imprimée en Serbie qu’à partir de la première décennie du XXe siècle. V. Jovan Sterija Popović : Les Patriotes, traduit par Paul-Louis Thomas, édition établie et préfacée par Sava Anđelković, KOV, Vršac, 2004, 140p.

[46] En Croatie, Marin Držić a eu dès 1551, avec son Dundo Maroje, le même geste fondateur, mais cette œuvre est demeurée inconnue pendant près de quatre siècles. L’adaptation de Marko Fotez en 1938, qui l’a rendue au théâtre croate et lui a permis d’être constamment présente sur les scènes yougoslaves durant quarante ans, avait contrefait son authenticité dramaturgique (cette adaptation est la seule version de Doundo Maroïé traduite en français ; v. la Bibliographie de Trisième bureau). Ce fut une véritable découverte lorsqu’on monta la version originale de la pièce dans les années quatre-vingts.

[47] Pejović, Milivoje : "Branislav Nušić", in Encyclopaedia Universalis, Corpus 13, Paris, 1985, p. 283.

[48] Miočinović, Mirjana : "Scenska igra Aleksandra Popovića", in Eseji o drami, Vuk Karadžic, Beograd, 1975, p. 101.

[49] Selenić, Slobodan : "Savremena srpska drama", in Antologija savremene srpske drame, Srpska književna zadruga, Beograd, 1977, p. LXV.

[50] Konstantinović, Radomir : Filosofija palanke, in Treći program, br. 2, Radio Beograd, 1969, p. 18.

[51] V. Lazin, Miloš : "Kultura dvoličnosti ili Kako izaći iz stanja katatonije; jedno pozorišno iskustvo", in Republika, n°  214-215, Beograd, 1-30 juni, 1999, pp. 23-28.

[52] Kovačević, Dušan : Les Marathoniens font leur tour d'honneur, L'Age d'Homme, Lausanne, 2002.

[53] "Mon identité a en quelque sorte disparu, il me semble que je n’en ai jamais eu. Dans le contexte de l’époque, je me suis perdue dès le début. Je suis une femme dans un monde de généraux, de policiers, de consuls, de chargés d’affaires, de ministres sans porte-feuille et de tyrans. (…) Mon identité a été volée par la politique internationale, je l’ai définitivement perdue quelque part lors de la dernière guerre, je ne la retrouve  à aucun guichet des objets trouvés des aéroports européens que je traverse, ni dans aucun plan ni programme pour la réhabilitation de la région dans laquelle j’habite, ni dans aucun paragraphe des plans de paix qu’on n’arrête pas de signer, ni dans aucune langue, ni dans aucune coutume, encore moins dans aucun des comportements qui forment la norme officielle du monde actuel. Je suis un être humain dont on a volé l'identité. De moi, la seule chose que je puis affirmer avec certitude, c'est que je suis une femme, que je suis au seuil de la maturité et que j'habite l'Europe, à l'heure du changement de millénaire. Tout le reste est assez vague, indécis et opaque" (Biljana Srbljanović : discours à l'occasion de la remise du prix Ernst Toller, 1 décembre 1999, in "Ko sam ja ?", Danas, Belgrade, 18-19 décembre 1999).

[54] Konstantinović, Radomir, p. 117.

[55] Ibid., p. 14.

[56] Ibid., p. 118.

[57] Concernant les traductions françaises de Ćosić, v. www.lagedhomme.com/boutique/recherche_resultats.cfm?code_lg=lg_fr&mot=tchossitch.

[58] Petit Robert, dictionnaire de la langue française, Paris, 1987, p. 1838.

[59] Faivre, B. : "Sottie", in Corvin, Michel (éd.) : Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Bordas, Paris, 1991, p. 785.

[60] Klaić, Dragan (éd.) : Pozorište i drama srednjeg veka, Književna zajednica Novog Sada, Novi Sad, 1988, p. 486.

[61] Pekić, Borislav, in : Na ludom, belom kamenu, Atelje 212, Belgrade, 1971. Concernant les traductions de prose de Pekić en français v. ailleurs in Serbica.

[62] V. Chevallier, Claude-Alain : Introduction, in Théâtre comique du Moyen-Age, Union générale d'éditions, Paris, 1973, p. 20.

[63] Sierz, Aleks, p. 31.

[64] Ibid., p. 5.

[65] Ibid.

[66] Ibid. p. 14.

[67] V. Lazin, 1999.

[68] Edgar, David, p. 31.

[69] V. Frajnd, Marta : "Politika i legenda u srpskoj istorijskoj drami", in Istorijska drama XIX veka I, Nolit, Beograd, 1987. p. 10.

[70] Université de Belgrade, Faculté d'art dramatique, département de dramaturgie, 1991-1995.

[71] Selenić (1933-1995) est connu en France seulement comme romancier : L'Ombre des aïeux, Gallimard, Paris, 1999 ; Meurtre avec préméditation, Gallimard, Paris, 1996 ; Ces deux hommes, Robert Laffont, 1991, Paris.

[72] Selenić, Slobodan (éd.) : Avangardna drama, Srpska književna zadruga, Beograd, 1964.

[73] Selenić, Slobodan : "Avangardna tragikomedija", in Avangardna drama, p. 15.

[74] Ibid., p. 25.

[75] Ibid., p. 16.

[76] J’ai moi-même, étudiant la mise en scène, suivi le cours de dramaturgie de « Vava » et « Boba », certes dans une "version allégée". L’enchaînement des scènes de la Trilogie me rappelle les trois phases de ce cours et des exercices l’accompagnant :  nous partions, la première année, des lois "géométriques" de Gustav Freytag dans le théâtre du dix-neuvième siècle (que nous retrouvons chez Biljana dans le première scène), puis nous travaillions selon les principes quasi réalistes de George Pierce Baker, professeur américain du début du XXe siècle (deuxième scène), avant de finir, la troisième année, par les approches modernes (troisième scène).

[77] Les surnoms que les étudiants et le milieu artistique et culturel belgradois utilisaient pour nommer, respectivement, Slobodan Selenić et Jovan Hristić.

[78] Miočinović, Mirjana, p 115.

[79] La précision des didascalies dans La chute, Supermarché et l’Amérique pourrait servir d’exemple.

[80] Glišić, Bora : Pozorište, Zavod za izdavanje udžbenika Socijalističke republike Srbije, Beograd, 1964, p. 214.

[81] Concernant les représentants de cette "école", v. Marjanović, Petar ; "Yougoslavie (le théâtre en)", in Corvin, Michel (éd.), Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Bordas, Paris, 1991, p. 889.

[82] Glišić, ibid., p. 220.

[83] Seule, à ma connaissance, Ana Lasić a réussi, après la fracture culturelle des années quatre-vingt-dix et la percée de Biljana, à élaborer le langage dramatique de sa pièce Où vis-tu ? (in Scena, n°. 3-4, Novi Sad, 2000) à partir d’un langage scénique stylisé. Mais plusieurs auteures apparues après l’écritures de ce texte, après 2003, développent une langue spécifique et très riche, comme Milena Marković, Maja Pelević, Marija Karaklajić ou Milena Bogavac. Concernant l’écriture dramatique en Serbie après la « percée » de Biljana Srbljanović, v. mon article "Nouveau drame des Balkans et d’ailleurs", in Serbica/"revue"/"sous la loupe", puis deux articles in Andjelković et Thomas : Milin (pp. 173-186), Nikolić (pp. 186-201).

[84] C'est, autant que j'ai pu en juger d'après ce panorama incomplet, le jeu des acteurs qui en souffre le plus; sans repères susceptibles de l'inspirer et de le contenir, le persiflage se transforme, je le crains, en surenchère turbo-folk, comme nous le montrent les exagérations injustifiées et le "surjeu" du film Underground.

[85] "ils sont incapables de nous comprendre".

 

Paris, janvier-octobre 2003

(Sauf certaines notes de bas de page d’actualisation ajoutées en décembre 2011 pour la publication sur Serbica.fr.)

 

Traduit du serbo-croate par Mireille Robin

 

Remerciements à Biljana Srbljanović, les Editions de l’Arche, Paris, Christina Links de Henschel Schauspiel Theaterverlag, Berlin, le service de presse du Théâtre National de la Colline, Paris, Jérôme Impellizzieri et le Théâtre-Studio d'Alfortville, Darinka Nikolić, Sava Andjelković, Paul-Louis Thomas, Philippe Gilbert, Tanja Miletić-Oručević, Naum Panovski, Borka Legras, Alja Predan, Primož Vitez, Matéi Visniec, Joao Carlos dos Santos Lopez, Jorge Silva Melo, Enzo Cormann et Ubavka Zarić.

 

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> Oeuvres traduites de Biljana Srbljanović 

> Etudes et articles sur l'auteur

 

                                    Miloš Lazin

 

A QUOI TIENT LE SUCCES DE BILJANA SRBLJANOVIĆ[1] ?

 

 

 

Vouloir chercher les raisons d’un succès a-t-il un sens ? Comme celui-ci dépend dans une certaine mesure du hasard, il est difficile de faire la part des choses entre concours des circonstances et « mérites artistiques ».

Les textes de Biljana Srbljanović ont conquis les scènes européennes d’une manière sans précédent dans l’histoire de la littérature dont elle est issue et de la langue dans laquelle elle écrit[2]. Aussi, il m’a semblé intéressant de tenter de décrire le contexte qui a rendu ce succès possible. Et cela sans doute parce que, metteur en scène, je suis condamné à prendre sans cesse le « pouls de l'époque », pour l'incarner sur les planches et le transformer en communication sociale. Les circonstances non seulement expliquent une œuvre théâtrale, mais elles en sont partie intégrante. «  Le théâtre vivant est dans l’époque actuelle ou nulle part » dit David Edgar[3].

Il est évident qu’un texte dramatique vit plus longtemps que les circonstances qui ont présidé à sa naissance. Cependant, en vieillissant, le même texte devient autre chose, ce n’est plus lui qui lit le temps, mais le temps qui le lit. Cette nouvelle lecture, différente, ne peut avoir lieu que si le substrat dramatique s'est d’abord inscrit dans le Zeitgeist. « Il n’est pas d’auteur dramatique ayant laissé une trace dans l’histoire du théâtre qui n’ait été célèbre de son vivant », s’exclamait Borislav Mihajlović-Mihiz[4] lors des conférences improvisées qu’il tenait à n’en plus finir dans le minuscule bistro du théâtre belgradois Atelje 212. La seule exception à ses yeux était Büchner.

Tout au long de la brève histoire – puisqu’elle compte à peine deux siècles en continu – de l’écriture dramatique en serbo-croate, pratiquement aucun auteur n’a connu le succès en dehors de son pays et de sa langue : Un aventurier devant la porte de Milan Begović a été joué à Rome, Prague, Vienne dans les années vingt[5], le Le Théâtre ambulant Chopalovitch de Ljubomir Simović[6] a remporté un beau succès à Paris au début des années quatre-vingt-dix et demeure aujourd’hui encore une des pièces les plus jouées par les troupes de théâtre amateur françaises. A la même époque, Slobodan Šnajder a été connu et reconnu par les théâtres allemands[7]. Cependant, – je  ne me souviens plus de qui j’ai entendu cela il y a bien longtemps, mais cela ressemble à une formule de Mihiz – « un auteur dramatique ne saurait prétendre avoir rencontré un succès européen tant qu’il n’a pas été accepté à la fois par le réseau des théâtres d’expression allemande et les festivals français ». Et Biljana a réussi cet exploit en deux ans, de 1998 à l’an 2000[8].

I. CONTEXTE

Vivant depuis relativement longtemps loin de Belgrade, m’en sentant toujours très proche bien qu’étant coupé de sa vie, y compris théâtrale, j’ai éprouvé la fierté des exilés quand j’ai vu la photo de Biljana  (et en plus, elle était belle !) sur une page entière de la revue allemande Theatre Heute[9] et sur plus d’une demi-page de la rubrique culturelle de Libération[10], mais j’ai été très bientôt surpris par le scepticisme de ses concitoyens et ex-concitoyens, qui mettaient en doute la justification de son succès à l’étranger. « Tout ça, c’est à cause des bombardements », m’a déclaré dans le métro parisien un de ses collègues – et le mien, homme de théâtre réputé. Je n’ai pas eu le temps de lui demander : « Mais pourquoi elle précisément ? Elle n’a pas été la seule à être ‘bombardée’ en Serbie »[11].

Ne m’en veuillez pas si je rapporte ces « potins de loge ». Nous en dépendons, nous autres, gens de théâtre, et nous en vivons. Je pense qu’une analyse comme celle-ci doit les prendre en compte, tout au moins dans le but de fournir des arguments pour les réfuter.

Il m’a donc fallu du temps pour comprendre que Biljana avait remporté un succès mondial avant même d’avoir connu le succès dans son pays[12]. Le monde du théâtre belgradois aurait-il eu peur d’accorder trop d’importance à une œuvre qu’il n’avait pas encore eu le temps de situer sur sa propre échelle de valeurs ? Serait-ce là un nouveau chapitre de La philosophie de clocher de Radomir Konstantinović (1928-2011), analyse incontournable de l’esprit tribal dans la culture serbe[13] ?

Il convient, bien sûr, de ne pas surestimer l’importance de ce contre-temps. Mais, pourtant, il n’est pas à négliger si l’on se souvient des circonstances dans lesquelles l’œuvre de Biljana a été tout d’abord propulsée sur les scènes allemandes. Ce n’est pas seulement une jeune belgradoise de trente ans qui a alors rencontré le succès, mais tout un mouvement que j'appellerai ici le Nouveau drame.

Tout a commencé, pour Biljana[14] du moins, en 1998 à la Bonner Biennale, « festival d'auteurs contemporains de théâtre » créé six ans plus tôt par Manfred Beilharz pour contrebalancer la tendance alors dominante du « théâtre d’image ». En cette année 1998, le centre allemand de l’Institut du Théâtre International (ITI) organisait, également à Bonn, un colloque sur « la perte de la foi dans le langage, dans le mot proféré sur scène », et cela à une époque où « les échanges théâtraux internationaux se concentraient surtout sur la danse, le théâtre de performance et d’image »[15]. Bref, ce colloque se proposait d’examiner les raisons pour lesquelles l’auteur était évincé du théâtre.

Et Beilharz, lui, fait venir cette même année, outre Biljana Srbljanović alors inconnue en Europe, Filip Šovagović, Dejan Dukovski, Enda Walsh, Rodrigo Garcia, tout aussi méconnus, ainsi que Sarah Kane.

Rares étaient alors les personnes à croire que l’auteur dramatique, relégué depuis une quarantaine d’années dans l’ombre du metteur en scène, pouvait se placer à nouveau à la tête de tout un mouvement théâtral. Mais nous savons aujourd’hui que les auteurs de Beilharz, tout comme les auteurs britanniques qu’Aleks Sierz a récemment qualifié de In-Yer-Face Theatre[16], ainsi que Marius von Mayenburg, Roland Schimmelpfennig, Tea Loher, Laurent Gaudé, Xavier Durringer, Arne Sierens, Evgueni Grichkovets, Vassili Sigariov, Istvan Tasnadi, Matjaž Zupančič, Almir Imširević, Zorica i Borivoj Radaković, Žanina Mirčevska, Marinko Šlakeski, Milena Marković, Ana Lasić vont aider le théâtre contemporain à se mettre en phase avec son époque[17]; le libéralisme économique, la mondialisation, la globalisation, mais aussi l’altermondialisme (je suis conscient de la relativité de ces concepts, mais c’est à travers eux que nous identifions les maux actuels de la planète) ont été ainsi incarnés et problématisés sur scène.

La première raison du succès de Biljana est donc qu’elle s’est trouvée au « bon endroit au bon moment » (et le mérite n’en revient pas qu’à elle seule), dans un festival qui, sous la conduite de Beilharz, a joué le rôle que toutes les grandes fêtes théâtrales devraient jouer : l’affirmation et la classification de visions artistiques qui, éparpillées sur des centaines de scènes, ne se connaissent pas les unes les autres et se reconnaissent elles-mêmes difficilement[18].

« Même si elle n’a pas conscience d’elle-même, le Nouveau drame essaie d’élaborer une conscience du monde, de percer les apparences dans lesquelles nous vivons, de formuler le principe que la réalité a perdu »[19], avais-je noté en octobre 2001. Je ne pouvais pas avoir alors connaissance de la constatation de Jean-Marc Lanteri, selon laquelle la dramaturgie britannique contemporaine, en dressant « le tableau clinique des violences » dans le monde contemporain et en formulant « le constat que le réel est perdu ou converti en artéfact », a renouvelé la sensualité du théâtre[20].

Mais, indépendamment du fait que la percée des auteurs du Nouveau drame sur les scènes européennes fût une surprise, la thématique et les formes qu’ils affirmèrent leur furent comme imposées, et cela par les crimes commis pendant les guerres d’ex-Yougoslavie au début des années quatre-vingt-dix. Les intellectuels et l’élite culturelle se sont alors rendu compte avec amertume de la pérennité du mal, occultée pendant près d’un demi-siècle derrière l’illusion qu’avec la victoire remportée sur le fascisme à la fin de la Deuxième guerre mondiale, on avait rétabli une paix durable et la prospérité en Europe. Sarajevo devient la scène d’une tragédie qui permet aux gens de théâtre, entre autres, de s’apercevoir qu’avec leurs livres d’images postmodernistes, ils avaient « fui le monde » pour se réfugier dans un « ghetto esthétisant »[21].

Le remords engendré par cette constatation a été l'un des moteurs de l’inspiration du Nouveau drame. La confrontation tragique par la violence des personnages d'Anéantis[22] représente en fait, comme Sarah Kane l’a reconnu elle-même[23], une sorte d’anatomie du mal que les nationalismes yougoslaves et leurs guerres ont révélé à nouveau. J’ai pour ma part compté douze pièces d’auteurs français s’inspirant des conflits dans les Balkans[24]. Si c’était un spectacle d'Almir Imširević, Cigla de Filip Šovagović, Vladimir de Matjaž Zupančič etc., de différentes manières, portent le même thème.

Mais presque tous ces textes n’ont été publiés ou montés qu’après 1998[25].

Au milieu des années quatre-vingt-dix, l’engagement médiatique des artistes occidentaux contre l’agression serbe (ou commise au nom de la serbité) fut accompagné d’un « silence scénique ». Même en Serbie, les auteurs dramatiques, comme l’a constaté dès 2000 Aleksandra Jovićević, « semblent être submergés par la situation dans laquelle ils vivent et sont incapables d’écrire des pièces artistiquement et socialement importantes ». Aleksandra Jovićević estime que Biljana Srbljanović, en tant qu’auteur de pièces « qui élèvent la conscience » et permettent au spectateur « en instaurant un dialogue métaphorique entre lui, la scène et le public, d’avoir un regard sur sa vie au jour le jour, est un cas isolé »[26].

II PERCÉE 

Aussi la Trilogie de Biljana était-elle à Bonn « attendue au tournant ». Ce qu’on attend d’une œuvre – c’est-à-dire une certaine dose de préjugés – peut s’avérer funeste pour sa réception. Mais lorsque les attentes sont comblées, le succès s’en trouve redoublé. Par chance, c’est ce deuxième cas de figure qui s’est produit pour Biljana.

Et je reste persuadé que son succès à Bonn n'était pas le fruit de la « conjoncture politique » du moment. On ne saurait reprocher à un auteur de théâtre de s’empoigner avec la réalité. On ne peut qu’analyser et éventuellement critiquer son approche.

                        Arrêtons-nous donc un peu sur la vision dramatique de Biljana dans sa Trilogie[27]. Je n’ai pas réussi à voir la représentation de Goran Marković et du Théâtre dramatique yougoslave mais le caractère mélodramatique de la première scène et, jusqu’à un certain point, de la deuxième, m’a gêné à la lecture. Néanmoins, dès ces premières pages, la simplicité de la situation, la concision du récit et la crédibilité de l’intrigue suscitent une identification émotionnelle avec ces exilés belgradois à la destinée brisée. Je sais par expérience que « l'étalage des tourments de l'âme slave » est quelque chose qui « marche » en Occident. Ceci n’est pas une critique, puisque la première tâche d’une œuvre dramatique est de captiver le public. Cependant, c’est à mon sens la troisième scène qui a assuré le succès de la Trilogie. Elle apporte déjà la preuve de la maîtrise dramaturgique de Biljana : en faisant s’affronter Jovan et Mara, deux intellectuels/artistes au caractère plutôt mou et sans opinion politique, et Dača, un nationaliste, à Los Angeles, à des milliers de kilomètres du théâtre de la guerre, elle montre qu’elle sait habilement utiliser le procédé formaliste de la distanciation, obligatoirement étudié au conservatoire de Belgrade. Situés dans une ambiance « où ils n’ont pas leur place », le mal et ses effets apparaissent encore plus évidents et destructeurs ; le crime du nationalisme serbe est d’autant plus dangereux qu’il est possible partout, et même en plein cœur de la fabrique de rêves hollywoodienne. Dans le même temps, cet éloignement géographique permet à Biljana de mettre en lumière une des caractéristiques essentielles des crimes commis sur le sol yougoslave dans les années quatre-vingt-dix : ils sont infondés. Dača est persuadé que le coup de feu est parti tout seul, qu’il a tué « accidentellement ». Il ne connaissait pas Jovan, ni Mara, le témoin du meurtre. C’est à Tucson, dans l’état de l’Arizona, où il est né et a grandi, que son « engagement patriotique » s’est élaboré. Dača vient en fin de compte de la désespérance, où il lui a fallu s’inventer des origines, et comme il manquait d’imagination, il l’a fait avec ce qu’il avait sous la main, à savoir des lieux communs bricolés à partir des souvenirs de personnes déjà aliénées. N’ayant aucun sens, chacun de ses gestes est absurde à ses propres yeux et il ne se sent donc pas responsable de ses actes.

                        Biljana s’acquitte ainsi de la tâche la plus malaisée au théâtre : elle identifie le problème non pas comme national, ethnique, « balkanique » ou « idéologique », mais comme humain; l’assassin n’est qu’un homme, et il est donc incontestablement responsable de son crime, même s’il n’a pas conscience de sa responsabilité.

                        Je pense qu'à Bonn cette révélation a eu un effet cathartique, pour utiliser un terme qu’affectionnent les critiques : on était devant une évocation des crimes commis dans les Balkans qui n’était pas, comme tant d’autres au cours des années quatre-vingt-dix, un plaidoyer politique en faveur de l’un ou l’autre des nationalismes qui s’opposaient, mais la sombre constatation que le mal est en nous et que, s’il se manifestait actuellement dans les Balkans, il menace partout.

                        Telle est la prise de conscience qu’ont faite en même temps et Sarah Kane, et Marc Ravenhill, et toute la génération de jeunes auteurs britanniques que la théorie du théâtre range dans le In-Yer-Face Theatre. Sarah Kane elle-même considère que ses Anéantis posent au public la question de savoir « quel est le rapport entre un viol ordinaire commis à Leeds et le viol en masse utilisé comme arme de guerre en Bosnie. Et la réponse semblait être que le rapport était très étroit »[28].

                        Il existe quelques similitudes entre la troisième scène de la Trilogie belgradoise et la troisième scène des Anéantis : trois personnages, l’irruption d’un homme agressif entre deux amoureux formant un couple peu crédible, un crime inexpliqué. Seulement, ce qui chez Sarah Kane est une vision cauchemardesque, une « descente imaginaire en enfer »[29], se présente, chez Biljana, comme une scène de la vie quotidienne.

III. Succès

La première pièce d’un auteur peut surprendre mais il ne connaîtra le véritable succès que si la deuxième marche également. Biljana avait déjà ce texte capital dans ses tiroirs lors de sa participation remarquée à la Biennale de Bonn. Histoires de famille n’a donc pas été écrit sous la pression que font peser les attentes après une première percée, surtout à l’étranger. La structure de la pièce, l’approche et le traitement du sujet, la cohérence obtenue à partir d’éléments dramaturgiques disparates sont très éloignées de la linéarité des trois scènes de la Trilogie. Ces Histoires non seulement confirment l’habileté dramaturgique de la troisième scène du texte précédent, mais encore révèlent une parfaite maîtrise de la composition dramatique, qu’on aurait pu difficilement pressentir. La distanciation ne s’obtient plus grâce à l’éloignement dans l’espace, ni même grâce à l’éloignement temporel. On ne s’immerge pas dans le monde de l’enfance  pour « déchiffrer » celui des parents. L’imagination enfantine n’est qu’un verre grossissant mettant en évidence la cruauté à laquelle les adultes sont devenus insensibles.

                        « Les auteurs désirant provoquer le public ou l’obliger à se confronter avec quelque chose tentent de déplacer les limites de ce qui est communément admis, souvent parce qu’ils veulent remettre en question les notions de normalité, de nature humaine, de nature et de réel. En d’autres termes, l’utilisation de l’effet de surprise fait partie d’une quête de significations plus profondes », d'un réexamen de « la représentation que l’on a de soi-même »[30].

                        Biljana parvient au même but en organisant la perception du sujet de la pièce. Dans son premier texte, elle tente de persuader le lecteur/spectateur qu’il s’agit d’un récit sur l’exil, dans le deuxième qu’il assiste à une leçon d’anatomie sur la croissance au travers de la prise de conscience de la dissolution d’une famille. Mais ce sont là de faux sujets. Si nous admettons que le sujet de la Trilogie est le caractère infondé de la violence, les Histoires évoquent, elles, sa banalisation. C’est comme si on nous posait la question de savoir si l’on peut se défendre, se préserver du mal et de la violence en ne les combattant pas. Biljana utilise, en fait, un des sujets pour la facture dramaturgique, le récit, l’autre pour le drame. Car ses pièces ne se passent pas dans cette chimère que nous nommons réalité. Afin de nous dévoiler cette « feinte », elle commence tout d’abord, au moyen du procédé réaliste, par nous persuader de la crédibilité de ce qui se passe, puis elle nous révèle, par le jeu scénique, qu’elle nous a induits en erreur. Cette alchimie dramaturgique permet au lecteur/spectateur de passer de la perception à la prise de conscience. En effaçant la frontière entre le réel et la représentation, Biljana nous place sans cesse dans la situation de Claudius au palais d’Elsinor. Quand nous nous laissons prendre à la « souricière » du drame réaliste, nous nous confrontons à l’envers du réel auquel nous voulions croire, au théâtre comme ailleurs. C’est en cela que Biljana est indubitablement une représentante du Nouveau drame, puisque les pièces de l’In-Yer-Face britannique sont caractérisées elles aussi, comme l’a établi Jean-Marc Lanteri, par une confrontation avec le « double phénomène de la raréfaction du réel et de sa transmutation en simulacre »[31]. L’auteur dramatique David Grieg avance que la structure de 4.48 Psychose, la dernière pièce de Sarah Kane publiée après sa mort, reflète la « fragmentation de l’être »[32], conséquence de la fragmentation de la représentation du réel. La structure dramaturgique des Histoires de famille déplace le fossé séparant réel et image du réel depuis le plateau vers la réception de la pièce et réexamine ainsi la « fragmentation de la conscience »[33]. Avec son paradigme belgradois, elle a réussi à créer un des authentiques syntagmes dramatiques de notre époque.

Histoires de famille a valu à Biljana une renommée européenne : la pièce a été jouée en vingt langues. Simultanément, en cette même année 1999, des metteurs en scène pratiquement du même âge (Thomas Ostermeier, Oskaras Korsunovas, Arpad Schilling) se sont intéressés à cette jeune génération d’auteurs dramatiques. Les agences théâtrales et les éditeurs leur ont assuré une place au répertoire du réseau des deux cents théâtres de l’aire linguistique allemande, les festivals français ont commencé à les inviter… Sarah Kane a mis fin à ses jours[34]. Le Nouveau drame s’est imposé comme un mouvement restituant à l’auteur dramatique son rôle « subversif » et au théâtre son importance sociale et, d’une certaine manière, politique.

La naissance de ce mouvement est un phénomène de notre temps. Dans les années cinquante, le Théâtre de l’absurde, tel qu’il avait été défini par Martin Eslin[35], avait eu ses chefs de file, Beckett et Ionesco, et ses adeptes. Les auteurs du Nouveau drame ont à peine eu le temps de lire Sarah Kane. Aussi suis-je enclin à considérer que ce mouvement n’a pas eu de précurseurs[36] et que,  comme des pages web sur internet, il est apparu spontanément, né de la confrontation d’une jeune génération d’artistes avec un monde qui présente les mêmes symptômes de New York à Vladivostock[37].         

IV. Et en même temps, chez Biljana...

L’histoire de la littérature dramatique en langue serbo-croate est celle d’une course pour essayer de rattraper l’Occident[38]. Depuis Jovan Sterija Popović, qui s’est efforcé de faire entrer les « spécificités locales » dans les formes de la « comédie savante » jusqu’à Aleksandar Popović et son théâtre de l’absurde à la Ionesco ainsi que Slobodan Šnajder et son théâtre politique, les auteurs ont voulu délibérément contribuer à ouvrir les cultures yougoslaves sur les cultures occidentales. Mais dans ce type de communication, le fait de devoir prendre modèle sur quelqu’un d’autre suscite toujours le sentiment d’être à la traîne[39]. Biljana est le premier auteur dramatique écrivant en serbo-croate qui non seulement a connu un succès international, mais qui a été perçu comme un acteur des changements qui se sont produits dans le théâtre européen.

Biljana a été aidée en cela par les circonstances : l’Etat, la société et les normes culturelles qui articulaient la communication avec l’Europe occidentale, et par là-même le « retard » pris sur elle, se sont désintégrés sous ses yeux. Sa génération tout entière s’est retrouvée en quelque sorte au point zéro, dans un interspace culturel entre un passé nouvellement réinventé et un avenir aboli. Mais ces contemporains de la débâcle ont eu une chance, celle de pouvoir réinventer leur vie et lui donner un sens. Biljana a su la saisir. Elle a échappé au risque de sombrer dans une « inertie de la création grandissante », auquel sa génération était exposée « dans un espace physique et spirituel réduit, sans véritable compétition et en l’absence d’information sur la réalité théâtrale internationale », risque dénoncé, en cette même année 1998, par le critique Ivan Medenica[40]. Biljana a réussi, comme le disait son professeur de dramaturgie Jovan Hristić, à voir ce qui est le plus difficile à voir dans le théâtre, l’évidence[41]. Elle a su se confronter au réel tout en rejetant les explications collectives déformantes. Elle n’est sans doute ni la seule ni la première, parmi les intellectuels belgradois indépendants, à s’être posé la question de sa part de responsabilité dans le cataclysme politique et culturel serbe : « Mes écrits ont-ils suffi ? Ai-je parlé suffisamment fort ? Aurais-je pu et dû faire encore plus et mieux ? » Cette question, elle se l’est posée aussi bien dans ce texte publié dans La Repubblica de Rome que dans ses pièces. Et beaucoup à Belgrade aujourd’hui encore n’auraient pas le courage de formuler la réponse qu’elle y a apportée : «J’ai parlé trop bas, j’étais trop satisfaite de moi-même, j’aurais dû faire beaucoup plus »[42].

Il y a eu à Belgrade dans les années quatre-vingt-dix  des pièces qui ont traité du nationalisme et de la guerre, mais c’était plus, je le crains, pour flirter avec ces sujets que pour les démasquer[43]. Biljana a réussi à le faire parce qu’elle rompt avec un des postulats jusqu’alors fondamentaux de la dramaturgie serbe : la mentalité.

Depuis Jovan Sterija Popović (1806-1856) et Branislav Nušić (1864-1938) jusqu’à Aleksandar Popović (1929-1996) et Dušan Kovačević (né en 1948)[44], la littérature théâtrale serbe – et plus particulièrement la comédie – s’est efforcée d’adapter les modèles dramaturgiques empruntés à l’Occident à la typologie et à la caractérologie populaires ainsi qu’à la mentalité du cru. Les auteurs dramatiques ne se sont pas seulement appliqués à définir et dépeindre cette dernière, il s’en sont moqués et, quand ils l’ont jugé nécessaire, l’ont tournée en ridicule. Cette variation originale sur les postulats de la comédie de mœurs permet une confrontation ô combien précieuse entre ce qui est spécifiquement national et l’universel. Mais Sterija dans ses Patriotes[45], la dernière de ses pièces qui tranche sur tout ce qu’il avait écrit auparavant, avait déjà tenté de faire découler de cette mentalité la structure dramaturgique elle-même. C'est pourquoi Les patriotes est la première pièce moderne de la littérature serbe[46]. Nušić et surtout Popović et Kovačević ont poursuivi sur la voie de la dramatisation de la mentalité. Un chercheur conclura que l’esthétique de Nušić reflète « la civilisation de tout un peuple »[47]. Mirjana Miočinović, analysant, dans le cadre de sa brillante étude Le jeu scénique chez Aleksandar Popović, le principe de répétition, caractéristique de cet auteur, note que « la permanence d’une certaine mentalité entraîne la permanence de situations typiques »[48]. Dans sa préface à l’Anthologie du théâtre contemporain serbe, Slobodan Selenić semble se référer à cette phrase lorsqu’il constate que « même (…) Dušan Kovačević et Ljubomir Simović, auteurs à la technique dramaturgique originale et à l’orientation bien particulière, ont (...) un point de départ commun dans ces contrées de la mentalité serbe où Popović a puisé son inspiration »[49].

Les œuvres authentiques d’une littérature nationale naissent de cette confrontation de la mentalité avec la forme dramatique. Les croyances et les comportements d’une communauté sont ainsi présentés comme quelque chose se situant au-dessus des mœurs, comme un destin (souvent funeste). Ce sont justement ces caractéristiques nationales spécifiques qui rendent plus difficile la compréhension à l’étranger des œuvres dramatiques serbes (comme d'ailleurs les croates et les bosniaques), d’autant plus que celles-ci appartiennent à ce que l’on nomme une « petite culture » et sont écrites en une langue également dite « petite ». La culture serbe n’a pratiquement jamais réussi à ajuster ses modèles sur les modèles occidentaux ni à les imposer comme authentiquement siens (à la différence de la Pologne et de la République tchèque, pour prendre deux exemples au hasard). Même le comique d'une bonne part des auteurs sus-mentionnés a été élaboré à partir de cette incapacité collective, quand ce n’est pas un refus, à se reconnaître soi-même. L’auteur dramatique serbe dépendait de la mentalité même lorsqu’il la critiquait de la manière la plus acerbe et qu’il refusait de s’y soumettre. Comme le fait remarquer un des auteurs les plus sages qui se soit penché sur la culture serbe, « le rire ne peut jamais fuser de manière vraiment libre, (…) il est toujours empreint de la conscience que l’espace où il serait possible de s’affranchir totalement des critères de l’esprit de clocher est un espace interdit. Aussi n’est-ce pas un rire à l’état pur, n’ayant d’autre but que lui-même, mais toujours un rire éminemment satirique, qui ne conduit pas à l’irrationalité puisqu’il ne permet pas d’échapper aux motivations  de l’esprit de clocher (…) C’est le rire du sujet qui renonce à être un sujet »[50].

Ce qui détermine le comportement des personnages de Biljana et constitue le contexte dramatique dans lequel elle les contraint à évoluer est certainement influencé par l’esprit du temps et la situation politique, mais nullement par la mentalité.

Pourquoi ?

La mentalité serbe dont les auteurs de comédie se sont raillés avait disparu avant que les écrivains de la génération de Biljana ne commencent à écrire ou, tout au moins, elle s’était désintégrée alors qu’ils faisaient leurs études de dramaturgie : l’idéologie nationaliste patentée a coulé « les caractéristiques nationales » dans des moules si monstrueux que le peuple, privé de ses droits, a dû pour les accepter, rejeter les codes établis qui lui permettaient de se représenter et servaient à sa communication interne[51]. Si vous m’autorisez à paraphraser le titre de la pièce la plus importante de Dušan Kovačević[52] et, à mes yeux, de toute la littérature dramatique serbe de la deuxième moitié du XXe siècle, les marathoniens ont achevé leur tour d’honneur à Srebrenica. Comme le constate Vera, le personnage raisonneur de La chute, « dans la tradition, on va jusqu’à s’égorger ».

Avoir grandi dans un milieu qui, sous le masque du nationalisme, avait perdu ses caractéristiques, a permis à la génération de Biljana de jouir d’une liberté qu’aucune génération précédente n’avait connue dans la culture serbe, demeurée inconsciemment patriarcale. Mais il s’agissait là d’une liberté s’exerçant dans le vide[53]. Car n’oublions pas Konstantinović : à cause du nationalisme et des crimes qu’il a justifiés, l’esprit de clocher, qui a durablement marqué cette culture serbe, a été « démystifié comme une fiction », il s’est aboli comme une « illusion »[54]. La génération de Biljana a été privée de la tradition et confrontée à la folie du pouvoir nouvellement proclamé et nouvellement acclamé, à l’« esprit d’une tribu à l’agonie ». Elle n’a plus eu le choix qu’entre se laisser sombrer dans l’indifférence ou tenter de se positionner en tant que « subjectivité créatrice »[55], de se percevoir elle-même en tant qu’ « existence réelle »[56].

Toute une série d’œuvres ayant eu un certain succès en Serbie dans les années quatre-vingt-dix, voire dès les années quatre-vingts, témoigne de la survivance du réflexe poussant à inscrire l’expression artistique dans les modèles d’une mentalité qui ne fonctionnait déjà plus au sein de la société : le paysan serbe des derniers romans de Dobrica Ćosić[57] parle une langue qu’on n’a jamais parlée en Serbie, Kusturica choisit une prétendue « mentalité tsigane » comme cadre devant lui permettre d’exprimer son authentique sens du rythme kinesthésique, alors qu’en fait, il n’en avait pas besoin et aurait mieux fait de s’immerger dans la vie. Il est difficile d’éviter ce genre de « déformation de la réalité », que l’œuvre elle-même revendique, mais le refus de se confronter avec une époque « déjantée » réduit la prise de conscience esthétique.

V. LA CHUTE

Aussi La chute de Biljana est-elle une œuvre nécessaire, imposée par l’époque et, dans le contexte de la création artistique en Serbie durant la décennie écoulée, extraordinairement courageuse. Le modèle et le procédé dramaturgiques utilisés ne se retrouvent dans aucune de ses pièces précédentes ou ultérieures. Écrite durant la phase du règne de Milošević caractérisée par la terreur policière, La chute est beaucoup plus qu’un pamphlet. Je ne pense pas commettre une erreur en la qualifiant de sotie.

Le Petit Robert nous dit que dans la France du XVe siècle, il s’agissait d’une « farce de caractère satirique jouée par des acteurs en costume de bouffon, représentant différents personnages d’un imaginaire peuple sot, allégorie de la société du temps »[58]. Le dictionnaire du théâtre de Corvin précise que la sotie « conduit une vive critique, souvent politique, des dérèglements de la société (…) Le Sot est une fiction de théâtre, un être de langage dont la virtuosité peut aller jusqu’au délire verbal»[59]. Dragan Klaić, dans son glossaire du Théâtre et drame moyenâgeux[60] souligne que le personnage principal de la sotie est la « Mère sotte », dont les caractéristiques typologiques ne sont pas sans rappeler celles de la Sunčana de Biljana, « Surmère de la nation ».

Borislav Pekić se souvint de ce genre oublié en 1971, puisqu’il qualifia de sotie sa pièce Les généraux ou la parenté par les armes[61]. Même une comparaison superficielle atteste de ce que Biljana a mieux su que lui redonner vie à ce genre. Pekić, avec sa description réaliste de la rencontre de deux fanas de la guerre, reste au niveau de l’allégorie, tandis que Biljana réussit à transformer la folie qui s’est emparée des dirigeants et de l’élite intellectuelle en ludisme scénique (qui semble revivifier « les anciennes fêtes païennes du carnaval », dont la sotie est issue[62]). Grâce à la maîtrise de l’évocation et à la lucidité de la composition, le genre devient  le sujet. Et davantage encore : l’image mentale d’une époque délirante. Aleks Sierz, le meilleur analyste jusqu’à présent  du théâtre in-yer-face, note que chez les auteurs britanniques des années quatre-vingt-dix « s’efface souvent jusqu’à la frontière entre le réel et le représenté »[63]. Les auteurs du Nouveau drame exposent les spectateurs à des scènes fantasmagoriques, « parce qu’ils veulent réexaminer les notions communément admises de normalité, d’humanité, de nature et de réel »[64]. Sierz, à juste titre, me semble-t-il, qualifie ce procédé de « tactique du choc »[65], car il « jette un pont enjambant la frontière fictive entre les méfaits qui ont été commis et l’impensable »[66]. Biljana, dans La chute, nous met en garde : le cauchemar de la sotie déborde sur la vie quotidienne. Il ne s’agit plus d’une situation incroyable, mais de la réalité elle-même. Sa sotie est l’image dramatique de l’ethno-bamboula qui dure depuis plus de dix ans au sein de la culture serbe.

Cela pourrait expliquer pourquoi La chute n’a pas eu de succès à Belgrade. Je ne l’ai pas vue dans la mise en scène de Gorčin Stojanović et je ne saurais donc dire si celle-ci a contribué à empêcher la rencontre avec le public (ce sont des choses qui arrivent au théâtre), mais je suis enclin à croire que la culture serbe et, surtout l’élite belgradoise, ne sont pas encore prêtes à subir le choc d’une prise de conscience[67]. David Edgar écrit que « le succès de la littérature dramatique britannique de ces quarante dernières années ne s’explique pas seulement par le talent des auteurs. Il a été rendu possible par la création d’une tribune où des générations d’écrivains ont pu parler sérieusement de leur époque à un public qui partageait leurs obsessions, leurs inquiétudes et leur langue »[68]. Le théâtre belgradois avait réussi à maintenir un tel dialogue social pendant des décennies. On dirait qu’il n’en est plus capable.

Il serait dommage que cela soit exact. La chute n’est peut-être pas la plus belle pièce de Biljana, ni la meilleure, mais il me semble que c’est la plus importante. La littérature dramatique serbe a, au cours de ses deux siècles d’existence, produit plus de pièces sur ses gouvernants que la Serbie n’en compte. Elles ont pour la plupart été écrites après leur mort, sous l’influence de la légende, mais d’autres l’ont été aussi de leur vivant, à des fins de propagande politique[69] (nous oublions trop combien de pièces ont célébré « la vie et l’œuvre » de Josip Broz Tito) et se présentent le plus souvent comme des hagiographies. Biljana est la première à avoir écrit une farce sur un despote encore en activité, une techno-farce, comme l’exigeait l’époque.

J’imagine que Biljana  a été déçue de voir que La chute était mal accueillie à Belgrade. Les gens habitués au succès n’aiment pas les échecs, et ils les supportent mal. Il y a dans ses pièces ultérieures un peu de la mélancolie des solitaires, si ce n’est des exilés : l’action ne se déroule plus dans sa ville natale.  Il s’agit de textes écrits sur commande de théâtres d’Europe occidentale, l’un d’eux a même vu le jour lors d’un séjour à New York. Leurs personnages sont incapables d’identifier le monde, il leur glisse entre les doigts comme du sable ou de l’eau.

VI. LA FUGUE

Supermarché est écrit d’une main souveraine. Biljana avait déjà utilisé dans ses trois pièces précédentes le procédé qui consiste à faire basculer un récit réaliste dans l’irréel. Mais c’est là qu’elle s’en sert de la manière la plus cohérente et la plus efficace. Aurait-elle compris, après avoir quitté sa ville natale, que les cubes de la réalité refusent ailleurs aussi de se laisser empiler ? Belgrade en guerre et sa société qui se désagrège ne représentent plus qu’une expérience, elle n’y puise plus son inspiration.

Biljana réussit à transcrire le paradigme du désespoir auquel est confronté l’homme moderne. Trois des personnages de Supermarché ont deux noms et ils emploient tantôt l’un, tantôt l’autre, en fonction des circonstances. Celui des autres s’accompagne obligatoirement du qualificatif « collègue » ou « monsieur », ce qui revient à dire qu’ils ne représentent qu’une fonction sociale. Le balancier de la possibilité de réaliser ou non son individualité va et vient entre inexistence et « maquillage social » ; seul ce dernier permet l’amer « Happy end » sur lequel Biljana termine son « Soap opera ».

Dans Supermarché se cristallise la contribution la plus originale de Blijana au mouvement du Nouveau drame : elle nous présente des personnages sans réalité, des êtres perdus, broyés par l’histoire. Dans sa Trilogie déjà, Jovan et Mara avaient perdu leur dernier refuge sur cette terre. La Nadežda des Histoires de famille avait trouvé le sien dans la vie de chien et la Vera de La chute dans la résignation. Léo Schwartz/Leonid Crnojević accepte de survivre dans le succédané d’existence du « soap opera ». Karl, le héros principal d’Amerika, suite, mettra fin à ses jours et finira écrasé « comme un rat » sous les roues du métro.

Le non-accomplissement et les personnages privés de réalité caractérisaient déjà tous les précédents textes de Biljana. Mais les procédés dramatiques varient d’une pièce à l’autre, Biljana jonglant avec eux avec une assurance qui peut surprendre chez un écrivain n’ayant pas plus d’expérience qu’elle n’en a.

Et pourtant, nous ne devrions pas nous en étonner.

Biljana n’est pas seulement un auteur ayant fait des études de dramaturgie[70], elle est l'enfant de l’école d’écriture théâtrale de Belgrade. Il existait déjà depuis longtemps une section « dramaturgie » à la Faculté des arts dramatiques, mais l’arrivée comme professeurs de Jovan Hristić et de Slobodan Selenić[71] a initié un véritable style. La création de cette école a coïncidé avec une période durant laquelle le pays s’est ouvert de plus en plus sur l’Occident, dans le domaine politique, certes, mais surtout culturel et plus particulièrement théâtral. Il ne faut donc pas s’étonner si les « principes programmatiques » de l’école d'écriture théâtrale de Belgrade sont exposés dans la préface d'une anthologie des pièces de Jarry, Apollinaire, Witkiewicz, Beckett, Ionesco, Genêt et Pinter[72]. Selenić y souligne que l’écriture dramatique est un « médium qui beaucoup moins que les autres formes d’expression artistique souffre du mépris de l’évidence et de la logique »[73]. C’est pourquoi, au sein de la section dramaturgie, on insistera sur la construction dramatique pendant tout un quart de siècle. Ce n’est donc pas un hasard si la structure est l’élément de communication fondamental dans les pièces de Biljana. C’est une trame sur laquelle elle entrelace les « semblants », qui pour Selenić ne sont que « des métaphores permettant de dépeindre les vérités plus profondes ou plus générales que les auteurs veulent nous révéler ou, plutôt, suggérer derrière la façade de l’ordre logique et quotidien des choses »[74].

L’essence de la « doctrine » de cette école d'écriture théâtrale de Belgrade serait justement la quête d’un équilibre entre, d’une part, la nécessité de « renverser la logique jusqu’à ce qu’elle devienne illogique au point de s’opposer drastiquement à l’expérience empirique du spectateur », de « toujours provoquer un choc, une brusque rupture du cours normal des choses qui en prendront un autre contrariant l’évidence et notre expérience axiomatique »[75] et, de l’autre, le traitement réaliste d’une situation donnée. Les fragments de réalité dans les textes de Biljana, à l’exception de quelques scènes de La chute, sont obligatoirement présentés au moyen du procédé réaliste qui caractérise toute l’école de Belgrade[76]. Pratiquement aucun des anciens élèves de cette section de dramaturgie, ayant donc assisté aux cours de « Boba » et de « Vava »[77], ne suit la structure dramaturgique du jeu linguistique prônée par Aleksandar Popović, dans laquelle « le mécanisme complexe du fonctionnement du jeu théâtral se réduit au mécanisme du fonctionnement linguistique »[78], bien que le style de Popović se soit affirmé  dès avant la création de l’école.

Mais l’emploi du procédé réaliste des séquences est la conséquence d’une autre doctrine de l'école de Belgrade, peut-être jamais formulée. Elle veut qu’on doive explorer et connaître les données scéniques : tout d’abord celles de l’espace dramatique et scénique[79], puis celles du jeu.

Ayant été longtemps critiques de théâtre, Hristić et Selenić comme Vladimir Stamenković, le troisième professeur, ont intentionnellement, me semble-t-il, développé le sens du jeu chez leurs étudiants. Ils s’inscrivent ainsi sans doute dans la tradition de la comédiographie serbe qui, de Nušić à Popović, se fonde peut-être sur un fait qu'un de mes historiens préférés du théâtre, Bora Glišić, a exposé avec éloquence : « chez nous – bien que malheureusement personne n’y prête attention – le jeu, dans le sens esthétique du terme, a toujours été, à quelques exceptions près, d'une valeur artistique bien meilleure que la plupart de nos textes dramatiques »[80]. Le style de jeu belgradois a déterminé de manière essentielle la réalité scénique et la langue du théâtre belgradois.

S’étant articulé dans les conditions chaotiques de la création théâtrale en Serbie et en Voïvodine au XIXe siècle, le jeu a tiré sa légitimité de la popularité des pièces mettant en scène la vie des paysans. Mais comme celles-ci découlaient d’une idéalisation intellectuelle, on a cultivé, sur la scène du Théâtre national de Belgrade, l’art de la contraction et de la stylisation des codes caractérologiques. Inhérent au génie ludique et au sens de la moquerie populaires, ce jeu devient style avec la formation de la première génération de comédiens dans les années vingt. Ni les règles strictes du « théâtre psychologique » établies par Hugo Klajn, ni la tentative de systématisation doctrinaire à la Stanislavski lors de la campagne visant à instaurer une culture prolétarienne après l’arrivée des communistes au pouvoir, n’ont réussi à éradiquer cet esprit de persiflage[81].

Aussi n’aurait-on pu concevoir La chute sans connaître l’art de la raillerie tel que le pratiquait à la façon d’un bateleur anarchiste Zoran Radmilović (que Biljana n’a pu découvrir que par le biais de cassettes vidéo, plusieurs années après le décès de l’acteur).

Et là se cache la raison d’un paradoxe : le procédé réaliste utilisé dans certains fragments dramaturgiques des pièces écrites par les représentants de l’école de Belgrade consiste seulement en une indication de jeu, il s’agit d’un contexte devant permettre aux acteurs d’opérer des variations susceptibles de rendre la « vérité émotionnelle »[82], la seule possible, de l’illusion scénique. C’est pourquoi le « réalisme » de la dramaturgie belgradoise n’est souvent qu’apparent, il n’est là que dans la mesure où il faut rendre l’histoire crédible aux yeux des spectateurs afin que les comédiens puissent les emmener plus loin.

Cependant, la « présence du réél » est assurée par des dialogues où l’on emploie surtout le langage de la rue. A l’exception de Ljubomir Simović, qui est venu de la poésie à l’écriture dramatique, il n’y a pas dans le théâtre serbe de la fin du XXe siècle de grand auteur ayant un langage scénique spécifique comme en ont en France Koltès ou, parmi les plus jeunes, Gaudé[83]. Il n’y en a pas à cause du désir, né de la fascination, de rester fidèle au style de jeu belgradois. Et c’est là une particularité de l'école d'écriture théâtrale de Belgrade dont n’ont pu venir à bout ni l’érudition, ni l’ouverture d’esprit de « Boba » et de « Vava » : ce théâtre reste celui de la mentalité.

VII. LA RUPTURE

C’est pourquoi le théâtre serbe des années quatre-vingt-dix s’est retrouvé sans racines : la mentalité, prétexte du jeu dramatique, ne fonctionne plus ni dans la société, ni sur scène[84]. Et Biljana, bien qu'elle représente à merveille l'école d'écriture théâtrale de Belgrade, marque aussi sa fin : la mentalité n'existe plus et « Boba » et « Vava » nous ont quittés. 

Reste la Serbie; il serait d'une extrême importance qu'elle reconnaisse le choix de Biljana comme un acte à la fois humain et esthétique. Et qu'elle « se serve » de son « succès mondial » pour affirmer l'ensemble de sa littérature dramatique déjà écrite et à venir. Quand un auteur dramatique polonais connaît le succès en Europe, les théâtres occidentaux sont, dans les deux années qui suivent, submergés par une cinquantaine de pièces émanant d'autres auteurs polonais. Mais la coutume voulait, en ex-Yougoslavie - et je crains que rien n'ait changé dans les pays qui en sont issus - , que les rares personnes ayant réussi « à l'extérieur » se retrouvent aussitôt avec une cinquantaine d'ennemis dans leur propre pays. Jaloux de tout ce qui se passe ailleurs, les représentants de la bourgade culturelle serbe réduisent le succès de Biljana à un succès mondain, apportant une preuve de plus qu'on a en Occident « l'esprit tordu » (« ma ne mogu oni nas da razumeju ! »[85]). Ils refusent de considérer la vision de Biljana et sa critique de la société serbe comme un chaînon de leur propre culture. Cependant, aucune culture « nationale » ne saurait émerger sans s'inscrire dans une mouvance supra-nationale. La Serbie ne pourra se regarder en face que lorsqu'elle aura accepté de s'exposer au regard des autres, elle ne cessera d'être « à la traîne » que lorsqu'elle se sera affranchie de son sentiment d'« infériorité culturelle » et, ce qui est sans doute encore plus nécessaire, de son auto-suffisance, de l'esprit de bourgade dans lequel elle s'enferme.

 

Paris, janvier-octobre 2003

Sauf certaines notes de bas de page d’actualisation ajoutées en décembre 2011 pour la publication sur Serbica

 

Traduit du serbo-croate par Mireille Robin

 

 

Remerciements à Biljana Srbljanović, les Editions de l’Arche, Paris, Christina Links de Henschel Schauspiel Theaterverlag, Berlin, le service de presse du Théâtre National de la Colline, Paris, Jérôme Impellizzieri et le Théâtre-Studio d'Alfortville, Darinka Nikolić, Sava Andjelković, Paul-Louis Thomas, Philippe Gilbert, Tanja Miletić-Oručević, Naum Panovski, Borka Legras, Alja Predan, Primož Vitez, Matéi Visniec, Joao Carlos dos Santos Lopez, Jorge Silva Melo, Enzo Cormann et Ubavka Zarić. 


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[1] Texte publié in "Le Théâtre d'aujourd'hui en Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie et au Monténégro. Nationalisme et autisme", sous la direction de Sava Andjelković et Paul-Louis Thomas, Revue des études slaves, Tome LXXVII, fascicule 1-2, Institut d'études slaves, Paris, 2006, p. 217-243. Une version élargie du même texte est publiée en serbo-croate, „Otkud uspeh Biljane Srbljanović?”, in 50 godina Sterijinog pozorja, Scena & Teatron, Novi Sad-Beograd, 2005, pp. 25-44, www.pozorje.org.rs/scena/scena-teatron/6.htm.

[2] Les sept pièces de Biljana Srbljanović ont été montées entre 1997 et 2006 plus de 140 fois dans 34 pays, du Chili au Kazakhstan et de la Suède à l'Australie. V. la liste complète en annexe de texte publié in Revue des études slaves, pp. 234-242.

[3] Edgar, David : "Provocative Acts : British Playwriting in the Post-war Era and Beyond", in State of Play, Playwrights on Playwriting, Faber  and Faber, London, 1999, p. 3.

[4] Éditeur, critique littéraire, auteur dramatique et dramaturge serbe (1922-1997).

[5] Senker, Boris : "La Vie en rêve", in Milan Begović, Un aventurier devant la porte, Association des écrivains croates-Zagreb, bf éditions-Strasbourg, 1999, p. 8; V(učetić), Š(ime) : "Napomene", in Begović, Milan : Pjesme i drame, Naprijed, Prosveta, Svjetlost, Beograd, 1966, p. 377.

[6] L’Âge d’homme, 1989 puis 1995.

[7] Concernant les créations des pièces Slobodan Šnajder sur les scènes européennes v. deux biographies d’auteur : Slobodan Šnajder, La Dépouille du serpent, L’Espace d’un instant, Paris, 2002, p.. 118 ; Slobodan Šnajder : Le Faust croate, L’Espace d’un instant, p. 201.

[8] Festival de l'été 2000 du Théâtre du Peuple de Bussang.

[9] Theater Heute, janvier 1999, p. 59.

[10] Libération, 25 août, 2000, p. 32.

[11] Ivan Medenica, professeur de Faculté des arts dramatiques de Belgrade et critique de théâtre a déclaré au moment où j’achevais ce texte : « Beaucoup de monde ici [en Serbie] ferme les yeux sur le phénomène que représente la grande présence des drames de Biljana Srbljanović sur les scènes étrangères […] parce qu’il s’agit d’un avertissement vivant à une société repliée sur ses critères locaux de valorisation » (Ivan Medenica in Nikolić Darinka: “Intervju post festum, Sterijino pozorje kao dejtonska Bih”, Scena, br. 4-5, Novi Sad, 2003, p. 62).

[12] Les cinq premières pièces de Biljana ont chacune été montées une fois en Serbie; durant la même période, trois d'entre elles ont été jouées dans quarante théâtres en Allemagne, quatre dans sept théâtres en Autriche, trois dans cinq théâtres aux Etats-Unis et quatre en Suisse.  

[13] Cette analyse (Filosofija palanke en original) n’est traduite en français qu’en courts extraits : "Sur le style du bourg", in Transeuropéennes, n°. 21, Paris, 2001, pp. 129-138 ; "Sur le nazisme serbe", in Lignes, n° 06, Paris, 2001, pp. 53-74.

[14] Biljana Srbljanović, repères biographiques :

     1970                               – naissance à Stockholm

1977-1991           – scolarité à Belgrade

1991-1995           – étudie la dramaturgie à la faculté des Arts dramatiques de la capitale serbe

depuis 1997         – enseigne dans la même faculté

1997      - création de la Trilogie de Belgrade au Théâtre dramatique Yougoslave

1999                      - reçoit à Neuberg, en Allemagne, le Prix Ernst Toller

2001                      - le réalisateur Emir Kusturica porte plainte contre Biljana Srbljanović pour l’avoir désigné comme un « profiteur immoral de Milošević » dans une interview

2004      - s’installe à Paris avec des séjours prolongés et fréquents dans son pays natal

2005/2006           - la revue « Theater Heute » proclame Biljana « meilleur auteur étranger » de la saison

2006      - épouse Gabriel Keller, ancien ambassadeur de France à Belgrade

2007                      - Prix Europe nouvelles réalités théâtrales délivré par l’Union européenne 

2008                      - tête de liste du LPD (Parti libéral-démocrate) pour les élections municipales de Belgrade

2008      - suit son époux à Bakou (Azerbaïdjan) où il est nommé ambassadeur de France

22 mai 2009        - procès devant le tribunal de première instance de Belgrade suite à une plainte contre Biljana Srbljanović pour « trouble  de l’ordre public » ; elle avait traité un groupe de soit disant « patriotes serbes » qui perturbaient la promotion d’une  revue critique de « mal polis ». 

[15] National Languages, Linguisitic Mannerism and the Mobility of Dramatic theatre in Europe –  Statements,  ITI Symposium hosted by the Bonn Biennal, German Centre of the International Theatre Institute, Berlin, 1998, p. 87.

[16] Sierz, Aleks : In-Yer-Face Theatre, British Drama Today, Faber and Faber, London, 2001. Le livre présente les auteurs suivants : Philip Ridley, Phyllis Nagy, Tracy Lett, Harry Gibson, Antony Neilson, Sarah Kane, Mark Ravenhill, Naomi Wallace, Jez Butterworth, Simon Block, David Eldridge, Nick Grosso, Che Walker, Richard Zajdlic, Joe Penhall, Judy Upton, Martin McDonagh, Rebecca Prichard. Sur son site www.inyerface-theatre.com, Sierz élargit le groupe, notamment avec David Greig, David Harrower, Conor McPherson.

[17] De l’avis général,  le mouvement du Nouveau drame est né avec la première d'Anéantis de Sarah Kane au Royal Court à Londres en janvier 1995 et le scandale qu'elle a suscité.

[18] Il est certain que le mérite d’avoir permis l’affirmation du Nouveau drame ne revient pas uniquement à la Biennale de Bonn, le Royal Court à Londres, tout particulièrement quand il s’est trouvé, de 1992 à 1998 sous la direction artistique de Stephan Daldry, plus connu aujourd’hui comme le réalisateur du film The Hours, a fait également un énorme travail, et pas seulement en ce qui concerne le théâtre britannique. Les auteurs de In-Yer-Face Theatre ont trouvé un accueil très favorable aussi au Bush Theatre et au Traverse Theatre d'Edinbourg.  

[19] Lazin, Miloš : "Zbrda-zdola beleške o novoj drami", in Scena, n° 3-4, Novi Sad, 2002, p. 33.

[20] Lanteri, Jean-Marc : "L’Age d’or et la Dame de fer", in Ecritures contemporaines 5, Dramaturgies britanniques (1980-2000),  Lettres modernes Minard, Paris-Caen, 2002, p. 13.

[21] V. Lazin, 2002, p. 34.

[22] Kane, Sarah : Blasted, Methuen, London, 1995. Sur la guerre en Bosnie comme l’inspiration d’Anéantis v. Saunders Graham: Love me or kill me, Sarah Kane et le théâtre, L'Arche, Paris, 2004, pp 43, 72-73, 87, 94, 194, 201. 

[23] Stephenson, Heidi ; Langridge, Natasha : "La forme est le sens, entretien avec Sarah Kane", in La Forme est le sens, in LEXI/textes 3, Théâtre National de la Colline, l'Arche, Paris, 1999, p. 197.

[24]  Cormann, Enzo : Diktat, Les Editions de Minuit, Paris, 1995, 85 p.

     Visniec, Matéi : Du sexe de la femme comme champ de bataille dans la guerre en Bosnie, Actes Sud - Papiers, Arles, 1996, 100 p.

      Larue, Pascal : L'Amour assiégé, éditions Enfumeraie, Allonnes, 1997,  66 p.

      Tedes, Pascal : Sur les frontières, manuscrit (88 p), créé par Cie. Carambole Théâtre, Mulhouse, 1998.

      Py, Olivier; Gilbert, Philippe : Requiem pour Srebrenica, manuscrit (40 p.), créé le 8 janvier 1999 au Centre Dramatique National/Orléans-Loiret-Centre.

      Papin, Nathalie : L'Appel du pont, L'Ecole des loisirs, 2000, 44 p.

      Durringer, Xavier : La Promise, Théâtrales, Paris, 2001, 76 p.

      Gaudé, Laurent : Pluie de cendres, Actes Sud - Papiers, Arles, 2001, 39 p.

      Gaudé, Laurent : Cendres sur les mains, Actes Sud - Papiers, Arles, 2002, 41 p.

      Melquiot, Fabrice  : Le Diable en partage, Kids, L'Arche, Paris, 2002, 156 p.

      Girard, Luc : Séjour pour huit à Tadécia, créé par CADO, Orléans, 2003… et la liste a augmenté depuis.

[25] Il est vrai que quelques œuvres les ont annoncés alors que la guerre durait encore. Je n’en citerai que quelques-unes, outre Anéantis : Baril de poudre de Dejan Dukovski, Europe de David Greig, Puisque tu es des miens d’australien Daniel Keen, Murad, un garçon de Bosnie d’Ad de Bonté, La dépouille du serpent et Inès & Denise de Slobodan Šnajder, Purification ethnique de Vidosav Stevanović ainsi qu’Hôtel Europe, mon adaptation scénique du roman de Stevanović "L'Ile des Balkans" (v. aussi note précédente).

[26] Jovićević, Aleksandra : Dégâts collatéraux, in 5éme Forum du théâtre européen, 2000, revue Du Théâtre, hors série n° 12, Paris, février 2001, p. 213.

[27] Concernant des références bibliographiques d’éditions des pièces de Biljana Srbljanović en français, v. www.arche-editeur.com/publications-catalogue.php?auteur=144.

[28] Stephenson, Heidi ; Langridge, Natasha, Pp. 197-198.

[29] Ibid, p. 198.

[30] Sierz, Aleks, p. 5.

[31] Lanteri, Jean-Marc, p. 12.

[32] Greig, David : "Introduction", in Kane, Sarah : Complete Plays, Methuen Drama, London, 2001, p. xvi.

[33] Ibid.

[34] Sarah Kane, avec son premier texte, a provoqué un scandale – sans lequel les mouvements théâtraux ne voient pas le jour – et a écrit avec sa propre souffrance une nouvelle vision du monde, sans quoi on ne peut devenir prophète au théâtre.

[35] Esslin, Martin : The Theatre of the Absurd, Harmondsworth, Penguin, London, 1968.

[36] Mais il a eu des instigateurs : les films Pulp Fiction et Trainspotting, le théâtre de Steven Berkoff, Martin Crimp, Howard Barker (v. Lanteri, Sierz, Edgar, Lazin 2002).

[37] Juste un exemple : Biljana Srbljanović et son collègue allemand pratiquement du même âge, Marius von  Mayenburg, ont écrit la même année, en 1998, les Histoires de famille et Visage de feu, deux pièces traitant du même sujet : comment la violence "contrôlée" du monde des adultes se transforme en violence incontrôlée chez les enfants.

[38] Les traductions en français de cette littérature sont nombreuses et disponibles chez Troisième bureau à Grenoble (www.troisiemebureau.com) et à La Maison d’Europe et d’Orient (www.sildav.org). La bibliographie de ces traductions, publiées et en manuscrit, est disponible sur www.troisiemebureau.com/le-centre-de-ressources.  

[39] L’exemple le plus frappant est le Cycle des Glembay (la traduction française disponible chez Troisième bureau), où l’un des auteurs les plus joués de l’histoire du théâtre yougoslave, Miroslav Krleža (1893-1981), est revenu, dans les années trente du siècle passé, aux postulats dramaturgiques du théâtre bourgeois d’Ibsen et de Strindberg, inventant pour cela une bourgeoisie que nous n’avions quasiment pas. Ce fait ne remet pas en question les valeurs esthétiques ni l’importance de l’œuvre de Krleža, de la même façon que le fait d’être "à la traîne" n’a pas empêché l’apparition d’un grand nombre d’auteurs dramatiques authentiques.

[40] Medenica, Ivan : "La chance et sa charge de risque", in 3éme Forum du théâtre européen, 1998, révue Du Théâtre, hors série n°  9, Paris, mars 1999, p. 184.

[41] Jovan Hristić (1933-2002), dont la pensée critique et théorique pourrait aider à la compréhension des structures dramaturgiques de Biljana, a deux études traduites en français : Le théâtre de Tchekhov, L’Âge d’homme, Lausanne, 1982 (réédition 2009) ; Réflexions sur la tragédie, d’Eschyle à Beckett, L’Âge d’homme, Lausanne, 2009.

[42] Srbljanović, Biljana : "Journal de Belgrade", in  LEXI/textes 5, 2001, p. 295.

[43] Pour une panorama de l’écriture dramatique en Serbie pendant la dernière décennie du XXe siècle, v. Boško Milin : "Entre l’engagement et la fuite", in Andjelković et Thomas, op. cit, pp.173-186. 

[44] Concernant ces classiques de la littérature dramatique serbe, les textes critiques en français existent, sauf concernant Aleksandar Popović : Sava Andjelković, Les comédies de Jovan Sterija Popović, Septentrion, Presses universitaires, Villeneuve d'Ascq, 2003 ; Milivoje  Pejović, Branislav Nušić, Maître du théâtre serbe, Editions du Titre, Paris, 1989 ; Filip  David, "Entre Les Patriotes et La Chute", in Clévy, Marianne; Dolmieu, Dominique (éd.), De l'Adriatique à la mer Noire, Maison Antoine Vitez, Montpellier, 2001, pp. 76-78 ; Ksenija Radulović, "Dušan Kovačević : monde ‘virtuel’ et monde ‘réel’ dans la dernière décennie du XXe siècle", in Andjelković et Thomas, pp. 55-65.  

[45] La pièce a été écrite entre 1853 et 1854, mais n’est jouée et imprimée en Serbie qu’à partir de la première décennie du XXe siècle. V. Jovan Sterija Popović : Les Patriotes, traduit par Paul-Louis Thomas, édition établie et préfacée par Sava Anđelković, KOV, Vršac, 2004, 140p.

[46] En Croatie, Marin Držić a eu dès 1551, avec son Dundo Maroje, le même geste fondateur, mais cette œuvre est demeurée inconnue pendant près de quatre siècles. L’adaptation de Marko Fotez en 1938, qui l’a rendue au théâtre croate et lui a permis d’être constamment présente sur les scènes yougoslaves durant quarante ans, avait contrefait son authenticité dramaturgique (cette adaptation est la seule version de Doundo Maroïé traduite en français ; v. la Bibliographie de Trisième bureau). Ce fut une véritable découverte lorsqu’on monta la version originale de la pièce dans les années quatre-vingts.

[47] Pejović, Milivoje : "Branislav Nušić", in Encyclopaedia Universalis, Corpus 13, Paris, 1985, p. 283.

[48] Miočinović, Mirjana : "Scenska igra Aleksandra Popovića", in Eseji o drami, Vuk Karadžic, Beograd, 1975, p. 101.

[49] Selenić, Slobodan : "Savremena srpska drama", in Antologija savremene srpske drame, Srpska književna zadruga, Beograd, 1977, p. LXV.

[50] Konstantinović, Radomir : Filosofija palanke, in Treći program, br. 2, Radio Beograd, 1969, p. 18.

[51] V. Lazin, Miloš : "Kultura dvoličnosti ili Kako izaći iz stanja katatonije; jedno pozorišno iskustvo", in Republika, n°  214-215, Beograd, 1-30 juni, 1999, pp. 23-28.

[52] Kovačević, Dušan : Les Marathoniens font leur tour d'honneur, L'Age d'Homme, Lausanne, 2002.

[53] "Mon identité a en quelque sorte disparu, il me semble que je n’en ai jamais eu. Dans le contexte de l’époque, je me suis perdue dès le début. Je suis une femme dans un monde de généraux, de policiers, de consuls, de chargés d’affaires, de ministres sans porte-feuille et de tyrans. (…) Mon identité a été volée par la politique internationale, je l’ai définitivement perdue quelque part lors de la dernière guerre, je ne la retrouve  à aucun guichet des objets trouvés des aéroports européens que je traverse, ni dans aucun plan ni programme pour la réhabilitation de la région dans laquelle j’habite, ni dans aucun paragraphe des plans de paix qu’on n’arrête pas de signer, ni dans aucune langue, ni dans aucune coutume, encore moins dans aucun des comportements qui forment la norme officielle du monde actuel. Je suis un être humain dont on a volé l'identité. De moi, la seule chose que je puis affirmer avec certitude, c'est que je suis une femme, que je suis au seuil de la maturité et que j'habite l'Europe, à l'heure du changement de millénaire. Tout le reste est assez vague, indécis et opaque" (Biljana Srbljanović : discours à l'occasion de la remise du prix Ernst Toller, 1 décembre 1999, in "Ko sam ja ?", Danas, Belgrade, 18-19 décembre 1999).

[54] Konstantinović, Radomir, p. 117.

[55] Ibid., p. 14.

[56] Ibid., p. 118.

[57] Concernant les traductions françaises de Ćosić, v. www.lagedhomme.com/boutique/recherche_resultats.cfm?code_lg=lg_fr&mot=tchossitch.

[58] Petit Robert, dictionnaire de la langue française, Paris, 1987, p. 1838.

[59] Faivre, B. : "Sottie", in Corvin, Michel (éd.) : Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Bordas, Paris, 1991, p. 785.

[60] Klaić, Dragan (éd.) : Pozorište i drama srednjeg veka, Književna zajednica Novog Sada, Novi Sad, 1988, p. 486.

[61] Pekić, Borislav, in : Na ludom, belom kamenu, Atelje 212, Belgrade, 1971. Concernant les traductions de prose de Pekić en français v. ailleurs in Serbica..

[62] V. Chevallier, Claude-Alain : Introduction, in Théâtre comique du Moyen-Age, Union générale d'éditions, Paris, 1973, p. 20.

[63] Sierz, Aleks, p. 31.

[64] Ibid., p. 5.

[65] Ibid.

[66] Ibid. p. 14.

[67] V. Lazin, 1999.

[68] Edgar, David, p. 31.

[69] V. Frajnd, Marta : "Politika i legenda u srpskoj istorijskoj drami", in Istorijska drama XIX veka I, Nolit, Beograd, 1987. p. 10.

[70] Université de Belgrade, Faculté d'art dramatique, département de dramaturgie, 1991-1995.

[71] Selenić (1933-1995) est connu en France seulement comme romancier : L'Ombre des aïeux, Gallimard, Paris, 1999 ; Meurtre avec préméditation, Gallimard, Paris, 1996 ; Ces deux hommes, Robert Laffont, 1991, Paris.

[72] Selenić, Slobodan (éd.) : Avangardna drama, Srpska književna zadruga, Beograd, 1964.

[73] Selenić, Slobodan : "Avangardna tragikomedija", in Avangardna drama, p. 15.

[74] Ibid., p. 25.

[75] Ibid., p. 16.

[76] J’ai moi-même, étudiant la mise en scène, suivi le cours de dramaturgie de « Vava » et « Boba », certes dans une "version allégée". L’enchaînement des scènes de la Trilogie me rappelle les trois phases de ce cours et des exercices l’accompagnant :  nous partions, la première année, des lois "géométriques" de Gustav Freytag dans le théâtre du dix-neuvième siècle (que nous retrouvons chez Biljana dans le première scène), puis nous travaillions selon les principes quasi réalistes de George Pierce Baker, professeur américain du début du XXe siècle (deuxième scène), avant de finir, la troisième année, par les approches modernes (troisième scène).

[77] Les surnoms que les étudiants et le milieu artistique et culturel belgradois utilisaient pour nommer, respectivement, Slobodan Selenić et Jovan Hristić.

[78] Miočinović, Mirjana, p 115.

[79] La précision des didascalies dans La chute, Supermarché et l’Amérique pourrait servir d’exemple.

[80] Glišić, Bora : Pozorište, Zavod za izdavanje udžbenika Socijalističke republike Srbije, Beograd, 1964, p. 214.

[81] Concernant les représentants de cette "école", v. Marjanović, Petar ; "Yougoslavie (le théâtre en)", in Corvin, Michel (éd.), Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Bordas, Paris, 1991, p. 889.

[82] Glišić, ibid., p. 220.

[83] Seule, à ma connaissance, Ana Lasić a réussi, après la fracture culturelle des années quatre-vingt-dix et la percée de Biljana, à élaborer le langage dramatique de sa pièce Où vis-tu ? (in Scena, n°. 3-4, Novi Sad, 2000) à partir d’un langage scénique stylisé. Mais plusieurs auteures apparues après l’écritures de ce texte, après 2003, développent une langue spécifique et très riche, comme Milena Marković, Maja Pelević, Marija Karaklajić ou Milena Bogavac Concernant l’écriture dramatique en Serbie après la « percée » de Biljana Srbljanović, v. mon article "Nouveau drame des Balkans et d’ailleurs", in Serbica/"revue"/"sous la loupe", puis deux articles in Andjelković et Thomas : Milin (pp. 173-186), Nikolić (pp. 186-201).

[84] C'est, autant que j'ai pu en juger d'après ce panorama incomplet, le jeu des acteurs qui en souffre le plus; sans repères susceptibles de l'inspirer et de le contenir, le persiflage se transforme, je le crains, en surenchère turbo-folk, comme nous le montrent les exagérations injustifiées et le "surjeu" du film Underground.

[85] "ils sont incapables de nous comprendre".

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