La littérature serbe contemporaine
Enquête : prose / nouvelle et roman
Réponses de Stojan Djordjić
Stojan Djordjić
I. 1990 - 2000
1.
La dernière décennie du XXe siècle aura été l’une des périodes les plus tourmentées de l’histoire serbe et yougoslave contemporaine, une période marquée par des événements dramatiques aux conséquences tragiques : l’effondrement de la Yougoslavie, de longues années de guerre civile, le bombardement de la Serbie par les forces de l’OTAN… Dans quelle mesure et de quelle façon ces événements ont-ils pesé sur la littérature et sur son évolution au cours de cette décennie ?
Collectivement, les événements de la dernière décennie du XXe siècle constituent le tournant le plus critique depuis la Seconde Guerre mondiale dans l’Histoire politique du peuple serbe tout autant que dans celle de sa littérature. On peut dire que 1990 marque la fin de l’époque du postmodernisme, qui aura duré une dizaine d’années, et le début d’une ère nouvelle, celle de la littérature irréaliste comme je l’ai appelée dans l’une de mes récentes publications. Mais ce changement s’est produit sous l’action de facteurs littéraires et artistiques et non sous l’influence de secousses politiques et sociales qu’elles qu’aient pu être leur gravité et leur portée du fait de leurs conséquences. Depuis des dizaines d’années, depuis 1950, la littérature serbe connaissait dans son évolution une période de continuité très stable, basée sur les principes d’autonomie et d’esthétisation littéraires, et elle a su faire front à tous les défis et enduré les coups portés par la sphère politique dans la dernière décennie du XXe siècle.
Je décrirai comme suit la situation de la vie littéraire au cours des années 90. Le déchaînement des guerres civiles apporta un démenti grossier à tous les processus évolutifs majeurs et à toutes les réalisations de la littérature serbe au cours des décennies précédentes : émancipation des mouvements et programmes idéologiques et politiques, puissant message anti-guerre dans le traitement des thèmes de la guerre, projection littéraire de rapports plus humains, sociaux et interpersonnels, intégration dans les courants évolutifs de la littérature européenne et mondiale, haute portée artistique de la production littéraire, innovations nombreuses et fécondes dans le domaine de la forme, diversité et exubérance de l’articulation linguistique, etc. La réalité de la guerre a tout rejeté au second plan, et de ce choc s’en sont ensuivies d’autres conséquences, très évidentes dans la vie littéraire : diminution de la production, chute des tirages, baisse du nombre des traductions, chute du renom et du rôle social de la littérature mise en retrait de la vie publique, affaiblissement de la situation matérielle de l’écrivain. Et pour couronner le tout, un coup lui a été asséné de l’étranger : l’élimination des écrivains serbes de la scène internationale suite à l’anathème généralisé alors lancé dans les médias contre le peuple serbe. Éloquent est à cet égard l’exemple de Milorad Pavić qui, quelques années avant 1990, précisément en France, avait été proclamé écrivain du XXIe siècle, ce qui constituait la plus grande réussite d’un écrivain serbe dans le contexte de l’évolution de la littérature européenne. Mais cette distinction n’a été d’aucune utilité pour Pavić quand a débuté la campagne médiatique rappelée ci-dessus : sur-le-champ il s’est vu exclure de la scène littéraire internationale occidentale. De tels coups et leurs conséquences furent très difficiles à supporter.
2.
Le contexte historique et social spécifique – dans lequel les rapports entre politique et esthétique se sont encore un peu plus tendus – a-t-il favorisé l’émergence de certaines formes de littérature dite « engagée ». Si oui, comment cet engagement littéraire s’est-il exprimé, et pour quels résultats sur le plan esthétique ?
Je l’ai dit, la littérature serbe n’a pas reculé sous les coups et les pressions de l’instant ni cédé ; l’évolution littéraire s’est poursuivie, répondant à ses propres impulsions. Et, ainsi, il n’y a eu ni « littérature engagée » ni nouvelle littérature de guerre même si l’Histoire, pour la énième fois, a imposé ce thème comme étant le plus actuel. Les écrivains serbes n’ont pas ramassé le gant et écrit sur les nouvelles guerres, ce, à l’exception d’un seul : Vidosav Stevanović. Dès le début des conflits, il les a traités de manière très artistique, brossant un tableau du monde pittoresque, grotesque et symbolique, délivrant un fort message pacifique, relatant une horrible expérience de la réalité de la guerre, laissant au final une impression d’écœurement. Mais ces romans de Stevanović ont été totalement passés sous silence, personne ne les a lus, ni de ce côté du front ni de l’autre, ni même à l’étranger. Et nous pouvons aujourd’hui les considérer capital mort de la littérature serbe de cette infortunée époque.
V. Stevanović : Christos et les chiens
3.
Avant 1990 la littérature serbe montrait un grand degré d’ouverture aux nouvelles tendances de la scène littéraire mondiale et, en particulier, européenne. Le contexte politique spécifique et la situation d’isolement dans laquelle la Serbie s’est trouvée à la fin du XXe siècle ont-ils influé sur une telle orientation (ouverture) de la littérature nationale ?
L’ouverture des écrivains serbes aux tendances de la littérature européenne et mondiale était une composante des processus évolutifs de la littérature serbe que j’ai mentionnés ci-dessus et sur lesquels reposait la base de l’immunité des écrivains serbes aux coups portés de l’extérieur de la littérature. Mais le contact direct de la littérature serbe avec celles étrangères s’est affaibli au cours des années 90 par la force des circonstances. Nous ne disposons pas de données complètes sur les contacts immédiats entre écrivains de Serbie et ceux des autres pays européens pendant cette période mais nombreux sont les exemples qui montrent que ces contacts se maintinrent malgré tout du fait d’une autre circonstance : dans les flots de réfugiés qui partirent à l’Ouest se trouvaient également des écrivains. Nombre d’auteurs serbes qui vivaient tant en Serbie proprement dite que dans d’autres républiques de l’ex-Yougoslavie, partirent à l’étranger, surtout au Canada (David Albahari, Vladimir Tasić, Ž. Mladenović), en Autriche (Slavko Lebedinski, Boško Tomašević), en Allemagne (Stevan Tontić), en Norvège (Veselin Marković), en France (V. Stevanović) ; d’autres s’établirent en Angleterre et en Espagne. Ils ne cessèrent pas d’écrire, beaucoup publièrent ici et là-bas, mais aucun ne s’affirma réellement à l’étranger.
Pour ce qui est des écrivains étrangers qui vinrent en Serbie, il y eut de tels exemples, c’est vrai, mais fort rares. L’un de ceux-là fut Peter Handke qui s’opposa fermement à l’anathème qui frappait injustement tout un peuple. Enfin, il ne faut pas perdre de vue que le processus d’européisation de la littérature serbe avait été de grande ampleur tout au long du XXe siècle, qu’il fut le moteur principal de l’évolution littéraire et que sa fertilité et son affirmation furent telles que tout le chaos de la réalité guerrière (effondrement de l’État commun dans les guerres antiyougoslaves, virulente campagne guerrière menée par les pays occidentaux, sanctions économiques, embargo médiatique et économique, et propagande) n’a pas pu les mettre à mal.
4.
On entend fréquemment exprimer l’opinion que le postmodernisme – qui compta un grand nombre d’adeptes parmi les écrivains qui se révélèrent dans les années 1980 – aura été l’une des grandes orientations poétiques de la prose serbe au cours des années 1990. Partagez-vous ce point de vue ? Quelles similitudes et quelles différences caractérisent les œuvres postmodernes qui ont vu le jour avant et après 1990 ?
Non, je ne partage absolument pas ce point de vue. Je l’ai dit, au début des années 90 le postmodernisme perd chez nous sa position dominante dans le courant de l’évolution littéraire et apparaissent au premier plan des auteurs qui ne sont pas postmodernes, dont les livres sont de tout premier ordre, ce que la critique littéraire leur reconnaît, et que je qualifie quant à moi de littérature irréaliste. Parmi les meilleurs exemples je citerai Radovan Beli Marković, Miroslav Josić Višnjić et Goran Petrović pour les romanciers, et Novica Tadić et Dragan Jovanović Danilov pour les poètes. Nous pouvons dire aujourd’hui qu’un changement évolutif d’importance est survenu ces années-là, sans proclamation ni manifeste avant-gardiste, sans promotion à grands cris d’un nouvel « -isme », d’un nouveau courant, mouvement, école littéraire ou autre car cela était depuis longtemps passé de mode dans la vie littéraire.
5.
Quels concepts poétiques caractérisent la nouvelle et le roman serbes à la fin du XXe siècle et en quoi se différencient-ils ?
Le processus évolutif dont je parle ne s’est pas produit d’un seul coup, subitement, mais petit à petit, par étapes, presque imperceptiblement. Nous voyons aujourd’hui que c’était là un changement poétique d’envergure, un changement dans les principes de la création et dans la relation fondamentale dans l’art : la relation réalité-art. Sa base n’est plus réaliste, ni moderne, ni postmoderne, c’est un nouveau pas d’éloignement de l’art mimétique, un pas de plus par rapport à ceux franchis au cours des époques précédentes, du néo-modernisme (1950-1980) et du postmodernisme (1980-1990). C’est un passage à l’interprétation irréaliste de la réalité, le passage d’une image réelle à une image fictive du monde, à vrai dire la démonstration qu’une nouvelle réalité pouvait être inventée par la mise en œuvre des procédés et moyens propres au fantastique comme si en littérature, la réalité vraie de la vie n’était plus celle de référence.
De manière figurée, disons que la littérature serbe a laissé tomber la réalité vraie comme étant celle pertinente, appropriée à la création artistique, et s’est mise en quête d’une autre réalité pour élaborer une interprétation artistique, c’est-à-dire une articulation artistique de l’expérience existentielle. Le trait principal de cette forme d’écriture nouvelle, irréaliste, est la présence d’un élément (détail) fantastique dans l’image du monde grâce auquel ledit passage à une poétique irréaliste s’impose à l’évidence. L’introduction de cet élément fantastique ne signifie aucunement la transformation de l’interprétation artistique en interprétation fantastique, ni l’adoption des conventions et critères littéraires qui régissent le genre de la science-fiction. La littérature irréaliste ne s’immisce pas dans le fantastique, dans la description de mondes imaginaires mais, à l’inverse, articule la présente situation existentielle par l’imagination artistique, sans se soucier des conventions et des normes mimétiques, ce qui signifie de manière irréaliste. De cette inspiration est apparue dans la littérature serbe contemporaine la littérature irréaliste qui, selon moi, a surgi dans le courant principal de l’évolution littéraire, c’est-à-dire qu’elle a provoqué ce grand changement poétique qui, je dirais même, a fait époque.
Cette impulsion évolutive n’a pas été tapageuse, ne s’est pas imposée comme nouvelle direction littéraire ou mouvement, mais elle s’est montrée suffisamment forte et féconde. Cela se voit, d’abord, à ses indiscutables réalisations artistiques, puis à ce que la critique littéraire a reconnu la qualité des écrivains de la littérature irréaliste contribuant ainsi à leur rapide affirmation. Preuve également de la force de cette nouvelle impulsion créatrice, l’adoption de la poétique et de la pratique irréaliste des écrivains de différentes générations, y compris postmodernistes (Milorad Pavić, Svetislav Basara, Jovica Aćin, par exemple), mais aussi par des écrivains plus anciens (Pavle Ugrinov, Miodrag Pavlović, Svetlana Velmar-Janković, et, en poésie, Alek Vukadinović et Matija Bećković). Grâce à cette percée évolutive, la littérature serbe est entrée dans une ère nouvelle, porteuse de fruits, et a réussi à maintenir la continuité dans l’innovation de la démarche artistique et des grandes réussites esthétiques, sans accuser de retard, de ce point de vue, sur les époques précédentes, celle si riche du néo-modernisme serbe (1950-1980) incluse.
6.
Au cours des années 90, au demeurant comme lors des décennies précédentes, plusieurs générations d’écrivains coexistaient sur la scène littéraire serbe. Quels nouvellistes et romanciers ont imprimé la trace la plus profonde dans la prose de cette décennie ?
Que « plusieurs générations d’écrivains coexistaient » au cours des années 90 est indubitable ; et, comme je l’ai dit, faisaient partie du courant évolutif majeur – la littérature irréaliste – des écrivains de quasiment toutes les générations. À mon avis, ceux qui conduisaient ce changement ont imprimé la trace la plus profonde, du fait, bien sûr, de l’innovation poétique mais, surtout, de leurs grandes réussites artistiques. Je citerai Radovan Beli Marković qui entre alors dans sa phase la plus productive et publie davantage que les autres. Ses qualités sont multiples : exubérance de la narration poussée jusqu’au baroque ; musicalité de la phrase narrative ; prédominance du lyrisme dans l’image du monde et l’expérience existentielle. Goran Petrović, pour les éléments poétiques dans la narration telles les images mythiques et symbolistes, la subtile émotivité lyrique, la langue épurée, exempte de discours terre à terre. Pavle Ugrinov pour son interprétation narrative approfondie, imprégnée d’éléments imaginaires et factographiques, et l’atteinte d’une cristallisation esthétisée de l’expérience existentielle. Jovica Aćin pour son exploration du psychisme éclaté de l’homme urbain moderne, particulièrement de ses immenses terreurs et inhibitions. Svetislav Basara pour son rejet de toutes les conventions narratives et son interprétation ironique, satirique, grotesque du monde.
Radovan Beli Marković
7.
Selon vous, quels ouvrages de prose ont « survécu » aux années 90 ? En quoi se distinguent-ils des autres, et en quoi ont-ils gardé leur intérêt et leur actualité pour le lecteur d’aujourd’hui ?
La pratique de l’émancipation littéraire des diktats de la réalité est annoncée par Miroslav Josić Višnjić dans son roman historique Odbrana i propast Bodroga u sedam burnih godišnjih doba [La défense et la chute de Bodrog en sept saisons tumultueuses] (1990) et par son imagination lyrique d’événements survenus en Voïvodine en 1848. Le passage à la poétique irréaliste se fait dans les recueils de nouvelles de Radovan Beli Marković Živčana japija [Matériaux de construction nerveux] (1994) et Setembrini u Kolubari [Les Setembrini dans la Kolubara] (1996) dont il m’est impossible de ne pas sortir la nouvelle lunatique, érotique, d’anthologie « Noć u belom satenu » [La nuit de satin blanc / Night in White Satin] dont l’action se déroule dans la lumière bleu nuit de l’au-delà – comme dans le recueil de Goran Petrović Ostrvo i druge priče [L’Île et autres nouvelles] (1996). Au cours de cette décennie furent tout particulièrement remarqués les romans de Beli Marković et de Petrović, respectivement Lajkovačka pruga [La ligne (ferroviaire) de Lajkovac] (1997) et Opsada crkve Sv. Spasa [Le Siège de l’église du Saint-Sauveur] (1997).
La critique littéraire n’a toutefois pas accueilli comme il aurait fallu l’exceptionnel bildungsroman, le roman initiatique, du poète Dragan Jovanović Danilov Almanah peščanih dina [L’Almanach des dunes de sable] (1996) qui présente des descriptions extraordinaires de l’expérience existentielle prénatale. Dans le roman Antiegzistencija [Antiexistence] (1998), Pavle Ugrinov nous donne une reconstruction artistique de l’époque contemporaine embrassant ainsi une période de quatre décennies afin, non d’évoquer en détail les événements passés, mais d’en révéler le sens et la mesure de la plénitude de l’existence. De la chronique d’une époque, du roman et de l’essai, la narration passe à la fable et au fantasme, au vécu virtuel de ce que le temps et l’Histoire ont privé l’homme, réduisant l’existence à un pur état végétatif. Si l’existence se vide désespérément et plonge dans les tourbillons de l’Histoire, la narration se défend en invoquant symboliquement une existence idéale qui couvre la mélancolie des souvenirs des tons amers de l’adieu. Enfin, Vladan Matijević introduit lui aussi des éléments irréalistes dans les nouvelles de son recueil Prilično mrtvi [Passablement morts] (2000).
8.
Le changement de régime politique en Serbie en 2000 coïncide avec le début d’un nouveau siècle. S’agissant de la littérature serbe, peut-on parler d’un nouveau début ? En d’autres termes, par rapport à la décennie précédente, des changements radicaux sont-ils survenus ?
Les guerres des années 90 n’ont pas eu d’influence sur l’évolution littéraire et sur la production des écrivains serbes, et le changement de système politique en Serbie en 2000 a été encore moins en mesure de le faire, les écrivains n’y ayant prêté aucune attention dans leurs créations artistiques. Au cours du XXe siècle, la littérature serbe avait déjà eu une expérience par trop riche des « grands » changements politiques et sociaux pour que nos écrivains contemporains puissent accorder foi à un changement aussi acclamé que la destruction du système du parti unique, changement qui a vu ensuite dans la société serbe, non l’installation d’un pluripartisme démocratique, mais la rapide mise en place et l’édification totale d’un système corrompu de partocratie pluripartite. Au demeurant, la nouvelle élite politique a très rapidement apporté la preuve de son avidité encore plus grande, par rapport à la précédente, non seulement de pouvoir, mais aussi d’argent en introduisant de multiples formes de corruption.
9.
Selon vous, quelles sont les caractéristiques particulières de la prose serbe – nouvelle et roman – au cours des années 2000-2016 sur les plans thématique, formel, et poétique ?
L’évolution littéraire n’a connu aucun changement au cours de la première décennie du XXIe siècle, elle a continué à suivre son cours sur les mêmes bases poétiques mais avec de nouveaux résultats, de sorte que dans la littérature serbe cette décennie appartient elle aussi, comme la précédente, aux écrivains de la poétique irréaliste. On peut constater que la littérature irréaliste atteint sa pleine maturité au cours de cette décennie, ce dont témoignent les formidables réalisations artistiques que sont les nouvelles de Jovica Aćin Ko hoće da voli mora da umre [Qui veut aimer doit mourir] (2002), le roman de Miroslav Josić Višnjić Roman bez romana [Le Roman sans roman] (2004), les nouvelles de Nemanja Mitrović Predanje sa Meseca [Contes oraux de la lune] (2005), le roman fantasmagorique sur les bombardements de la Serbie en 1999 de Miodrag Pavlović Besovski vrtlozi [Les Tourbillon diaboliques] (2006), les romans irréalistes de Radovan Beli Marković Orkestar na pedale [L’Orchestre à pédales] (2004) et Gospođa Olga [Madame Olga] (2010).
Pendant cette décennie, c’est Miro Vuksanović qui aura connu le plus grand succès auprès de la critique avec sa trilogie romanesque Semolj gora [La Montagne de Semolj] (2000), Semolj zemlja [La Terre de Semolj] (2005), et Semolj ljudi [Les Gens de Semolj] (2008). Il y utilise habilement l’innovation postmoderne de la narration lexicale de Milorad Pavić pour construire de courtes nouvelles sur les mots et créer une forme narrative originale, la supraforme où il combine avec une semblable dextérité le chronotope réellement imposé et la transcription symbolique dans l’image imaginaire du monde. Ainsi, et malgré une grande complexité, la narration synthétique apparaît très harmonieuse.
10.
Les quinze dernières années ont vu apparaître une vague de nouveaux romanciers dans la littérature serbe. Qui citeriez-vous en particulier ? En quoi se différencient-ils des écrivains qui s’étaient affirmés au cours des années 90 ?
Un nouveau changement dans l’évolution de la littérature serbe contemporaine s’annonce avec la jeune génération d’auteurs qui utilisent de façon insignifiante l’élément irréel ou abandonne complètement la poétique irréaliste : Igor Marojević, Dejan Stojiljković, Ivana Mihić, Aleksandar Ilić, Vladimir Kecmanović, Dejan Simonović – une liste à laquelle on pourrait ajouter le nettement plus âgé Nebojša Ćosić. Ils développent de nouveaux thèmes ou apportent une nouvelle sensibilité, ou les deux à la fois. Par ces innovations, les auteurs cités ont de fortes chances de s’approprier les premières places dans le courant de l’évolution littéraire, et nous verrons dans un an ou deux s’ils y sont parvenus.
Les nouveaux thèmes, par exemple la vie nocturne dans les fameux péniches de Belgrade, la cool attitude en tant que rapport spécifique à la dérangeante réalité sont introduits par I. Marojević dans son roman Parter [Parterre] et dans ses nouvelles (Beograđanke – Les Belgradoises). I. Mihić, quant à lui, décrit le chemin de croix de la jeune génération des émigrés serbes en Amérique. D. Stojiljković renouvelle le genre du roman historique en transposant le langage de la bande dessinée dans la narration romanesque (Duge noći i crne zastave – Longues nuits et drapeaux noirs). A. Ilić choisit pour traiter le thème de l’amour à notre époque des jeunes contemporains dont la vie intérieure est totalement sous l’emprise de la technologie de l’informatique (le roman PR). D. Kecmanović se signale à l’attention de la critique en tentant d’actualiser la question éludée des récents conflits guerriers dans Top je bio vreo [Le canon était chaud] et Osama. D. Simonović dans son roman Besposličari [Les Oisifs] et N. Ćosić dans ses nouvelles (Gde je moj Petrarka – Où est mon Pétrarque) observent les phénomènes du quotidien contemporain à la loupe de la satire comique, grotesque de Swift et de Cervantès. Mikailo Bodigora pénètre le plus l’esprit de la poétique irréaliste et parvient à une interprétation poétique, onirique, dans ses nouvelles tirées de la vie contemporaine Mesec i nar [La Lune et la grenade].
Vladimir Kecmanović
11.
Quels livres – recueils de nouvelles et romans – publiés entre 2000 et 2016 recommanderiez-vous à l’attention des éditeurs et traducteurs français, et pourquoi ?
Je recommanderais en premier lieu deux romans sur les bombardements de la Serbie en 1999. J’ai déjà mentionné le premier, Besovski vrtlozi de M. Pavlović : y sont décrites l’atmosphère et les transformations de l’existence de gens impuissants cernés d’explosions et de destructions, mais aussi la vulnérabilité à laquelle sont soumis au cours des guerres les fruits non matériels de la culture et de la civilisation telles l’amitié et l’admiration dans les rapports entre les peuples, des rapports entretenus, par exemple, entre Serbes et Français pendant des dizaines d’années, jusqu’en 1990 et qui se sont, depuis, passablement dégradés. Le second roman est celui de Pavle Ugrinov intitulé Zauvek [À jamais] (2008) ; dans ce roman posthume ce fin chroniqueur lie habilement sources factographiques et notes écrites au quotidien, délivre une interprétation romanesque de la vie sous les bombes, et oppose à l’enfer porteur de mort et à l’irruption de tous côtés de pulsions meurtrières l’asile bienfaisant de l’aile familiale.
Pour ce qui est des autres livres, j’en citerai certains de Radovan Beli Marković qui écrit une prose lyrique en se basant le plus souvent sur une invention linguistique florissante et une phrase mélodieuse : peut-être pourrait-on trouver dans les courts textes du recueil Priče [Histoires] (2010) une nouvelle qui, en français, allierait beauté et charme. Parmi les œuvres littéraires se présentant sous forme de courrier électronique, le roman PR d’Aleksandar Ilić ne manque pas d’intérêt parce qu’à travers l’aridité de la langue de l’informatique, il tire une aventure émotive authentique et esthétiquement articulée. Pour terminer je signalerai un livre que je viens de lire, le roman du poète D. J. Danilov Šta sneg priča [Ce que la neige raconte] (2016) dans lequel ce maître de la métaphore et de l’image poétique fait part de manière calligraphique de ses commentaires méditatifs et lyriques sur les guerres récentes ou sur ce qu’il voit dans la réalité dans laquelle il vit.
12.
Nous vivons à l'heure de l'Internet et de la « civilisation numérique ». Selon vous, l'apparition des réseaux sociaux a-t-elle accéléré la formation de nouveaux cadres formels pour la création littéraire ?
L’Internet et les réseaux sociaux influent sur la création littéraire de multiples façons. La première, comme moyen de communication efficace mais aussi comme forme et pratique de l’articulation des différents besoins et possibilités de l’homme en modifiant toujours davantage la vie quotidienne, les rapports entre les hommes, mais aussi la subjectivité humaine, ce qui, par la nature des choses, agit aussi sur la littérature. Il me semble que cette influence reste encore en-deçà de ce que permettent les potentiels de la technique digitale. Mais on voit bien que ces technologies refoulent la littérature, c’est-à-dire le besoin qu’éprouve l’homme de lire, de créer des œuvres littéraires et artistiques grâce auxquelles il peut échanger, créer de nouveaux contenus sémantiques et atteindre des sommets dans l’expression. De ce fait, la littérature tout à la fois accepte ces nouveaux défis et impulsions et se défend contre la digitalisation en renforçant ses formes spécifiques et ses avantages comparatifs. Disons plus concrètement que l’influence de la « civilisation numérique » sur la création littéraire dans la littérature serbe contemporaine demeure peu importante dans l’adoption d’une forme du discours digital ; plus significatives sont l’introduction de la vie « digitalisée » dans l’image du monde et des diverses visions et interprétations de ce phénomène, y compris l’interprétation satirique à laquelle se livre, par exemple, Matija Bećković.
13.
Ladite « culture mass médiatique » est en pleine expansion en Serbie : on tient de plus en plus les œuvres littéraires et, plus généralement, artistiques comme de simples marchandises dont la valeur s’estime selon les critères du marché et du profit. De quelle manière et dans quelle mesure les phénomènes cités influent-ils sur la littérature serbe contemporaine, sur son évolution, sur son statut dans le cadre de la culture nationale, et sur sa réception ?
Les acteurs les plus bruyants de la « culture médiatique » et les éditeurs qui pratiquent « la liberté du marché » ont transformé l’édition en production industrielle de livres brochés (Laguna, Vulkan) et tellement bien adapté aux conditions nouvelles de la transition qu’ils ont impitoyablement étouffé la concurrence en imposant un seul critère, un seul principe : le profit. Mais il semble que cela ne suffise plus et qu’ils s’attachent maintenant à l’indice de rotation du capital. Nous en sommes arrivés, déjà, à ce que la durée de vente d’un livre se limite à trois mois, et que les livres qui demanderaient une durée supérieure sont tout bonnement exclus des réseaux de vente. Ce qui nuit énormément aux petits éditeurs et à la production éditoriale de qualité ; si cela devait perdurer, une catastrophe s’ensuivrait : la décapitation de la production littéraire contemporaine. Mais, par ailleurs, la création littéraire de qualité conserve l’intégralité de son potentiel intérieur pour se renouveler et se développer, ce qui nous infuse néanmoins un certain espoir.
Traduit du serbe par Alain Cappon
Date de publication : mai 2017
Date de publication : juillet 2014
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