La littérature serbe contemporaine
Enquête : poésie
Réponses de Boris Lazić
Boris Lazić
I. 1990 - 2000
1.
La dernière décennie du XXe siècle aura été l’une des périodes les plus tourmentées de l’histoire serbe et yougoslave contemporaine, une période marquée par des événements dramatiques aux conséquences tragiques : l’effondrement de la Yougoslavie, de longues années de guerre civile, le bombardement de la Serbie par les forces de l’OTAN… Dans quelle mesure et de quelle façon ces événements ont-ils pesé sur la littérature et sur son évolution au cours de cette décennie ?
Sur le plan culturel et politique, l’hybris serbe aura été l’idée yougoslave. Suite à la désintégration de la Yougoslavie, c’est le corpus national serbe qui s’est désintégré : on vit depuis sur les décombres. On essaye de se ressaisir. C’est semblable au cas des Russes, mais en pire.
Mon premier livre s’appelait Посрнуће. Peut-être faudrait-il traduire ce titre par un néologisme – Chancellement. J’appartiens à une génération qui est entrée dans la vie adulte alors que la civilisation dont elle était originaire se désintégrait sous ses yeux. Afin de parler d’un monde en voie de désintégration j’ai inscrit ce recueil dans le chant IV de La Lumière du microcosme, poème allégorique sur la chute des anges, du poète romantique Njegoš (j’aurai l’occasion de revenir à lui lors de mon travail académique) : il s’agit d’un monde régi par le démiurge et la chute en est la conséquence inévitable.
2.
Le contexte historique et social spécifique – dans lequel les rapports entre politique et esthétique se sont encore un peu plus tendus – a-t-il favorisé l’émergence de certaines formes de littérature dite « engagée ». Si oui, comment cet engagement littéraire s’est-il exprimé, et pour quels résultats sur le plan esthétique ?
L’anthologie poétique de référence de cette période est Šum Vavilona [Bruissement de Babylone], de Pantić / Pavković (1986), les revues littéraires majeures sont Polja, Reč qui paraissent à Novi Sad et Belgrade. On y débat de questions culturelles et esthétiques contemporaines. Il y a peu d’auteurs engagés au sens étroit du terme. Seul le nom de Vidosav Stevanović, romancier, apparait. Il a beaucoup publié en France dans les années 1990. Rien de tel en poésie, sinon peut-être l’œuvre de Novica Tadić, quoique de manière voilée, involontaire – d'où sa réussite extraordinaire (il traite de la nature démoniaque des relations humaines). Il y a aussi le superbe Sarajevski rukopis [Manuscrit de Sarajevo] de Stevan Tontić. En revanche, un nombre considérable d’opposants à Slobodan Milošević, une fois l’alternance démocratique venue, vont se servir des partis politiques à des fins de promotion personnelle ou être au service de diverses politiques (sous couvert d’économie du marché), souvent au détriment de la culture et de la pérennité des institutions culturelles. C’est un poète, Laslo Blašković, qui a dernièrement, et à lui seul, annulé plus de vingt manifestations culturelles au sein des activités de la Bibliothèque nationale.
3.
Avant 1990 la littérature serbe montrait un grand degré d’ouverture aux nouvelles tendances de la scène littéraire mondiale et, en particulier, européenne. Le contexte politique spécifique et la situation d’isolement dans laquelle la Serbie s’est trouvée à la fin du XXe siècle ont-ils influé sur une telle orientation (ouverture) de la littérature nationale ?
L’isolement ne joue aucun rôle majeur dans la création individuelle ni même dans l’édition : c’est la Fondation Soros qui est derrière les publications tels que le mensuel Reč et l’éditeur Vreme knjige. Chacun y a, visiblement, trouvé son compte. Les écrivains serbes sont dès les années 1980 postmodernes et le restent : Vojislav Despotov, Vladimir Kopicl, Dubravka Đurić, Nina Živančević ancrent leurs œuvres dans la contre-culture états-unienne et l’héritage beatnik. Staniša Nešić, figure centrale de sa génération, entretient un dialogue de première importance aussi bien avec l’héritage de l’office byzantin qu’avec Claudel, Ginsberg ou Snyder. Poète du souffle long, il réintroduit parallélisme hébraïque, gravité du psalmiste et imprécation prophétique auxquels il mêle habilement l’ironie désabusée de l’homme moderne.
Staniša Nešić
4.
Quels concepts poétiques caractérisent la poésie serbe à la fin du XXe siècle et en quoi se différencient-ils ?
Le postmodernisme et le fantastique, voir le symbolisme, avec des noms tels Milorad Pavić, Nemanja Mitrović ou Vladimir Pištalo (à l'aise aussi bien en prose qu'en poésie), le monde de la démonologie urbaine du précité Novica Tadić, etc., forment un socle commun. La poésie docte, l'ancrage dans les références historiques et culturelles, sur les traces de Kavafis ou Pessoa, Elliot sont l'apanage d'auteurs aussi divers que Ivan V. Lalić, Petar Cvetković, Jovan Hristić, Radivoj Stanivuk, Duško Novaković. Il faut citer, parmi les « traditionnalistes », le travail à la fois lexical et musical, exemplaire, de Milosav Tešić, chantre de la nature.
5.
Au cours des années 90, au demeurant comme lors des décennies précédentes, plusieurs générations d’écrivains coexistaient sur la scène littéraire serbe. Quels poètes ont imprimé la trace la plus profonde dans la littérature de cette décennie ?
Miodrag Pavlović, Bora Radović, Ivan V. Lalić, Jovan Hristić sont au sommet de leur art. Ils élaborent, de manières diverses et singulières, des mondes poétiques en correspondance avec la mythologie, l'histoire, le langage, la tradition.
6.
Selon vous, quels recueils de poésie ont « survécu » aux années 90 ? En quoi se distinguent-ils des autres, et en quoi ont-ils gardé leur intérêt et leur actualité pour le lecteur d’aujourd’hui ?
Les recueils de références sont ceux de Zoran Đerić, Sestra [La sœur] ; Odušak [S'épancher] ; Radivoj Stanivuk : Čežnja i gnev [Langueur et colère] ; Ritmovi megalopolisa [Rythmes de la mégapole] ; Staniša Nešić, Bdenje [Veillée] ; Dragan Jovanović Danilov, Kuća Bahove muzike [Maison de la musique de Bach] ; Aleksandar Lukić, Evropa [Europe] ; Živko Nikolić, Istočne zone [Zones orientales] ; Vasa Pavković, Knjiga o lastavicama [Livre sur les hirondelles] ; Nesigurnost u tekstu [Incertitude textuelle] ; Petar Cvetković, Grčka loza [La vigne grecque].
II. 2000-2016
7.
Le changement de régime politique en Serbie en 2000 coïncide avec le début d’un nouveau siècle. S’agissant de la littérature serbe, peut-on parler d’un nouveau début ? En d’autres termes, par rapport à la décennie précédente, des changements radicaux sont-ils survenus ?
La communauté yougoslave, son identité, la portée d'une telle conscience de soi n'existe plus : on chante depuis les ruines. Les centres urbains post-yougoslaves véhiculent des identités incertaines, postmodernes. Seule certitude : il reste la langue et la façon dont on peut en user. Le seul changement radical apparent est là : on s’essouffle du lyrisme, on devient plus analytique.
8.
Selon vous, quelles sont les caractéristiques particulières de la poésie serbe au cours des années 2000-2016 sur les plans thématique, formel, et poétique ?
Le lexique est plus sec, l’émotion plus contrôlée. Les poètes de la nouvelle génération remettent en cause langage et idées reçues. Leurs recueils reposent le plus souvent sur des cycles où les poètes épuisent les portées sémantiques diverses de leurs énumérations (Jasna Ani, Nikola Živanović, Petar Matović, Marjan Čakarević...). C’est, sur les plans formel et thématique, l’inverse exact des envolées baroques de Danilov dans la décennie précédente. Peu ou pas de métaphores, de symboles, de comparaisons. Deux éditeurs de première importance émergent : « Povelja » de Kraljevo et « Kulturni centar Novog Sada » de Novi Sad, auxquels s’ajoute « Treći trg » de Belgrade. La nouvelle décennie voit aussi l’effondrement des périodiques qui, dernièrement, sont de plus en plus remplacés par des sites internet tels Agon, Spektator, Hiperboreja, Rez (sauf pour les revues tenaces telles Polja, Gradina, Povelja et le vénérable Letopis Matice srpske (le plus ancien mensuel littéraire européen à la continuité ininterrompue, fondé en 1826). Une anthologie qui se veut de référence : Prostor i figure [Espace et figures] de Vladimir Stojnić (2012).
Nikola Živanović
9.
Les quinze dernières années ont vu apparaître une vague de nouveaux poètes dans la littérature serbe. Qui citeriez-vous en particulier ? En quoi se différencient-ils des écrivains qui s’étaient affirmés au cours des années 90 ?
Parmi les poètes et poétesses de la jeune génération, il faut aussi mentionner Bojan Samson, Radomir Mitrić, Bojan Savić Ostojić : ce sont les nouvelles voix poétiques sur lesquelles il faudra compter (j'ajouterais l'excellente critique littéraire Andrea Beata Bicok) ; parmi ceux dont les débuts littéraires remontent aux années 1980, Ibrahim Hadžić, Staniša Nešić, Nebojša Vasović, Miroslav Todorović, Nebojša Devetak offrent des œuvres d'une grande maturité formelle et accèdent au statut d'auteurs contemporains de premier ordre.
10.
Quels recueils de poésie publiés entre 2000 et 2016 recommanderiez-vous à l’attention des éditeurs et traducteurs français, et pourquoi ?
Je recommanderais les livres suivants : Aleksandar Lukić, Jaspis [Jaspe] ; Đorđe Kuburić, Blue moon ; Pesme iz dvorišta [Poème du jardin] ; Radivoj Stanivuk, Noći lutajućih zvezda [Nuit des étoiles errantes] ; Radivoj Stojković, Autoportret [Autoportrait] ; Staniša Nešić, Crepovi i cigle [Tuiles et briques] ; Mrtvi u ljubavi [Morts en amour] ; Ibrahim Hadžić, Duge senke kratkih pesama [Les longues ombres de brefs poèmes] ; Nebojša Vasović, Neka, hvala [Non, merci] ; et parmi les recueils de la jeune génération ceux de Goran Korunović, Gostoprimstva [Hospitalités] et de Jasmina Topić, Plaža nesanica [Plage insomnie].
11.
Nous vivons à l'heure de l'Internet et de la « civilisation numérique ». Selon vous, l'apparition des réseaux sociaux a-t-elle accéléré la formation de nouveaux cadres formels pour la création littéraire ?
Les réseaux sociaux sont d’autant plus importants que les lettres serbes comptent, suite à l’éclatement de la Yougoslavie, un nombre important d’expatriés. Il est certain qu’un nombre non négligeable d’auteurs utilisent blogs, sites internet, voire Facebook, en tant qu’outil non seulement de communication, mais aussi de travail : sur Facebook, par exemple, les poètes publient souvent en avant-première des textes brut qui seront par la suite revus et corrigés. L’échange avec le lecteur apparait en amont, dès la mise en chantier de l’ouvrage. Cette forme de communication a existé par le passé (cercle ou club littéraires, lectrice ou lecteur privilégié), mais les réseaux sociaux ont offert une plus grande visibilité aux uns et aux autres : auteurs et lecteurs sont dans l’immédiateté des échanges virtuels qui se concrétisent par la pluralité des voix, des sensibilités, des goûts. Des amitiés se font et se défont en fonction de ces affinités électives. On assiste aussi, faut-il le redire, à la disparition de l’écriture épistolaire. D’une certaine manière, Twitter et Facebook remettent au goût du jour la maxime, le fragment. Certains auteurs publient aussi des « chats », des MSN sous forme de dialogues. Certains les retouchent, d’autres pas. Ainsi, le nouvel outil renouvelle la forme, qui est ancienne. Pour le reste, il s’agit de travail et de talent. Sur ce plan-là, par contre, et bien que l’outil se veuille démocratique, il n’y a aucune démocratie.
Seuls demeurent le génie, le travail, la grâce individuelle.
12.
Ladite « culture mass médiatique » est en pleine expansion en Serbie : on tient de plus en plus les œuvres littéraires et, plus généralement, artistiques comme de simples marchandises dont la valeur s’estime selon les critères du marché et du profit. De quelle manière et dans quelle mesure les phénomènes cités influent-ils sur la littérature serbe contemporaine, sur son évolution, sur son statut dans le cadre de la culture nationale, et sur sa réception ?
Ne vivant plus en Serbie depuis 2002, il m’est impossible de répondre de manière précise et détaillée à cette question.
Date de publication : mai 2017
> Enquête : La littérature serbe contemporaine
Date de publication : juillet 2014
> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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