Miodrag Popović

Un poème dédié à l'intemporel

Les Adieux des étudiants de Branko Radičević



Radicevic portrait 3



Les Adieux des étudiants [Đački rastanak, 1844] de Branko Radičević se caractérisent par une poésie sublime dans laquelle la réalité crue et tranchée se transforme en réalité lyrique. Tout se dissout et disparaît dans un magma lyrique de sorte que la poésie devient éthérique, au sens de poésie surnaturelle. Du début à la fin tout se passe dans un monde d’imagination mélodique dans lequel les mots prennent un sens inattendu. Le poème est en même temps imaginaire et concret, réel et irréel, sublime et vrai. (Citons, par exemple, le kolo[1], la ronde, ou la baignade des étudiants dans le Danube). Cette structure binaire, mariage de fantaisie et de naturalisme apparent, ne saurait être considérée comme une faiblesse, mais comme une richesse.


Tout au long du poème, la transformation est continuelle. On passe de la lumière aux ténèbres, de la joie à la mélancolie, de l'élégie au dithyrambe. Dans le choc des couleurs apparaissent de nouveaux rythmes, de nouvelles mélodies, des images poétiques s’agitent donnant une forte sonorité aux rimes. D’abord tout en vagues, le poème s’élève soudainement très haut, dans un état de douceur, tout en conduisant le poète vers la perfection et l’éternité, vers ce que tous les aspirants romantiques veulent atteindre, l'absolue beauté.

On a l'impression que Branko Radičević a touché l'essence même du lyrisme par ses sens, dans une lutte constante entre l'existence et la non-existence, l'être et le non-être. De cette ébullition au tréfonds de son être lyrique, apparaissent toutes ces images poétiques contrastées qui n’oscillent pas par hasard entre la lumière et l'obscurité, le jour et la nuit, le soleil et l'obscurité. L'effort pour atteindre les cimes, la lumière éternelle, représente en fait la fuite du poète du sentiment de l'éphémère et de la non-existence, sentiment né de la connaissance intuitive des êtres et des choses. De ses aspirations, de son besoin de résister à l'obscurité, émerge également parfois le ton provocateur de ses images mélodiques.

Le poète est parfois transporté dans les profondeurs du temps. De l'instant présent de la séparation, le souvenir le transpose dans un autre, passé, où il se baignait dans le Danube ; la pensée s'envole vers les camarades qui ont disparu dans le fleuve. Ainsi naît la connexion entre les différents temps : ce qui était, ce qui est, et ce qui sera – tout devient un seul et même instant, le temps lyrique dans lequel coexistent intensément passé, présent et avenir. Le rôle joué par la mélodie est prépondérant : elle scinde ces trois temps en un seul flux lexical et musical.

En tant que romantique, Branko Radičević ne dit pas seulement adieu à Karlovac, mais aussi à la gloire et à la grandeur du passé national qu’il a symboliquement présenté comme le soleil qui s'incline vers l'ouest. Le chant épique populaire a chanté la gloire de l'empire de Lazare. Vuk Karadžić a parlé de l'époque d'avant la célèbre bataille du Champ des merles comme d'un temps antérieur au changement. Njegoš a chanté la préexistence dans la Lumière du microcosme : l'existence nationale dans les siècles précédents, avant le réveil national romantique. Chez Branko Radičević, en revanche, le passé des temps anciens continue de vivre comme une vision mélodique de l'histoire qui suit son cours. Le sentiment de l’écoulement inexorable de sa propre existence, qui donne au chagrin de la séparation une force lyrique, se transforme de cette façon en un sentiment de l’écoulement de l’histoire nationale, évoqué avec une tonalité héroïque. Ainsi, de l'atmosphère élégiaque, dictée par les émotions, Les Adieux des étudiants se transforment sporadiquement en un poème héroïco-lyrique.

Dans ce poème dédié à l'intemporel, Branko Radičević a incorporé deux kolo qui amplifient encore les contrastes déjà existants entre joie et mélancolie, lumière et obscurité. Le premier, Brankovo kolo / La ronde de Branko, qui suit immédiatement les réflexions élégiaques, est pleine de joie et, son rythme s’accélérant, ouvre sur une frénésie de mouvement et de cris de jubilation. Le texte poétique de ce kolo est habilement tissé à partir du lexique emprunté aux gais lurons et aux versets provenant des recueils de Vuk Karadžić. Mais cette partie du poème a elle-même son propre rythme et se présente comme une entité poétique originale qui nous rappelle la poésie dithyrambique à la Bach.

Le second, Kolo bratstva / La ronde de la fraternité, par ailleurs le texte le plus populaire de Branko Radičević, est chanté et dansé également comme un poème à part. Les rondes de jeunes patriotes serbes, à la mode dans les années 1830 et 1840 (les Hongrois et les Allemands les dansaient aussi à l'époque), étaient non seulement l'expression de l'éveil national mais aussi un signe de défi et de fierté nationale. Une telle ronde a sans aucun doute été dansée en 1846 au bal slave à Vienne. Mina, la fille de Vuk Karadžić, vêtue d’un costume traditionnel et coiffée d'un fez, en prit la tête. La suivirent les Yougoslaves vivant alors à Vienne : des Serbes et des Croates originaires du Banat, de la Bačka, du Srem, de la Bosnie, de l’Herzégovine, du Monténégro, de la Slavonie, de la Dalmatie… Le sentiment d'unité, auquel œuvraient les idéologues tels, entre autres, Ljudevit Gaj, Vuk Karadžić dans les années quarante du XIXe siècle, domine également dans ce poème. Mais tandis que les idéologues tentent de définir l'unité culturelle yougoslave et de trouver un nom commun – pour Gaj les Illyriens, pour Karadžić les Serbes, pour Subotić et Milanković les Yougoslaves – le poète romantique ressent cette union comme une ronde dansée par les jeunes chantant l'avènement de l'avenir.

Dans la Ronde de la fraternité, ainsi que dans d'autres parties des Adieux des étudiants, les temps, historique et contemporain, fusionnent. A travers le choc des armes, le hennissement des chevaux, le chant héroïque, le vin mousseux et la frénésie d'amour, hier, aujourd'hui et demain deviennent un seul et même temps : le nôtre, temps héroïque, agité, fou et extravagant comme ce poème, dans lequel amour et patriotisme s'unissent dans la poésie comme dans un mariage festif. Tout dans cette Ronde de la fraternité est à l'unisson : l'émotion, le rythme, le son. Les mots dansent sur un rythme enjoué pour s’unir dans une mélodie, une musique, un univers poétique. Les prairies fleuries et les cimetières mélancoliques, le vin et le souvenir des chevaliers défunts, la poitrine des jeunes filles et les sabres des braves, la nuit et l'aube, la frénésie joyeuse et le chagrin, la récolte et les adieux, les jambes blanches des blanchisseuses et les sombres couchers de soleil – tout n’est qu’une plénitude visuelle et mélodieuse, belle, poétique, typiquement romantique, créée dans l'esprit d’un poète qui venait d'avoir vingt ans.

Dans la littérature serbe, le romantisme est tout entier empreint du signe de la jeunesse et, à ce propos, Les Adieux des étudiants prennent une place prépondérante parmi les poèmes romantiques : la jeunesse de cette époque joyeuse y est vécue de manière plus intense que dans d'autres œuvres. Les Adieux des étudiants sont, en outre, le poème lyrique le plus accompli du recueil de poésies de Branko Radičević paru en 1847, livre qui a ouvert la voie à une nouvelle ère dans la littérature serbe.


[1] Le kolo est une danse folklorique qui s’exécute en rond, d’où son nom. [Note du traducteur.]


Traduit du serbe par Dragana Pajović

Date de publication : décembre 2015

Date de publication :  février 2016

> Les Adieux des étudiants : extrait

> Branko Radičević

DOSSIER SPÉCIAL : Poètes romantiques serbes


Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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