La littérature serbe contemporaine
Enquête : prose / nouvelle et roman
Réponses de Jasmina Vrbavac
Jasmina Vrbavac
I. 1990 - 2000
1.
La dernière décennie du XXe siècle aura été l’une des périodes les plus tourmentées de l’histoire serbe et yougoslave contemporaine, une période marquée par des événements dramatiques aux conséquences tragiques : l’effondrement de la Yougoslavie, de longues années de guerre civile, le bombardement de la Serbie par les forces de l’OTAN… Dans quelle mesure et de quelle façon ces événements ont-ils pesé sur la littérature et sur son évolution au cours de cette décennie ?
La fin des années 80 fut marquée par le poids dont la littérature postmoderne pesa lourdement sur les générations d’écrivains moyenne et plus récente. Un groupe se constitua alors, « la jeune prose serbe », qui subit l’influence des tendances postmodernes, des stratégies de combinaison littéraire, d’intertextualité, d’une poétique de jeu artistique et de la prépondérance de la fiction sur le réalisme avec de fortes injonctions de fantasmagorie (dans le style de Borges, Cortazar, Calvino, et autres). Sans doute afin de se défendre inconsciemment contre une réalité en marche très difficile à appréhender, les écrivains demeurèrent fortement influencés par les tendances postmodernes pendant la quasi-totalité de cette décennie, et ceci jusqu’à la fin des années 90. Du fait de ce retard, aujourd’hui encore, vingt-cinq ans après le début des guerres sur le sol de l’ex-Yougoslavie, et au niveau, surtout de la production en prose et romanesque, on continue de s’interroger sur les années qui ont vu le pays s’effondrer, et cela dans des genres différents (réalisme, journal intime, roman policier et, même, d’horreur, aux récits humoristiques et satiriques) ; il semble que la fin ne soit pas encore en vue.
2.
Le contexte historique et social spécifique – dans lequel les rapports entre politique et esthétique se sont encore un peu plus tendus – a-t-il favorisé l’émergence de certaines formes de littérature dite « engagée ». Si oui, comment cet engagement littéraire s’est-il exprimé, et pour quels résultats sur le plan esthétique ?
Une grande partie de la scène littéraire en Serbie s’est trouvé partagée entre « nationalistes » et « globalistes », et dès les années 90. Cette partition s’est quelque peu répercutée dans la production littéraire. S’agissant des globalistes, le roman le plus impressionnant fut Berlinsko okno [La Fenêtre berlinoise] de Saša Ilić dont le grand talent jeta une ombre sur le besoin tendancieux d’imputer aux seuls Serbes la responsabilité des guerres des années 90. De l’autre côté, le roman de Goran Petrović Opsada crkve svetog Spasa [Le siège de l’église du Saint-Sauveur] fut taxé de nationalisme. Pratiquement toute tentative d’engagement pour ouvrir les yeux après coup, faire la leçon, ou soutenir l’un des deux camps mentionnés s’est soldée par un échec sans gloire. Un engagement plus mesuré s’est quand même révélé réussi dans les romans de Svetislav Basara qui parvient à croiser un humour très spécifique, basé sur l’absurde, avec la critique de Bernhard.
S. Ilić : La Fenêtre berlinoise
3.
Avant 1990 la littérature serbe montrait un grand degré d’ouverture aux nouvelles tendances de la scène littéraire mondiale et, en particulier, européenne. Le contexte politique spécifique et la situation d’isolement dans laquelle la Serbie s’est trouvée à la fin du XXe siècle ont-ils influé sur une telle orientation (ouverture) de la littérature nationale ?
En dépit de l’isolement politique, la littérature serbe semble ne pas avoir cessé de suivre ce qui se passait sur la scène littéraire dite occidentale. Le globalisme apporté par Internet s’est propagé à la Serbie sans rencontrer le moindre obstacle, et les traductions des écrivains lauréats des prestigieuses récompenses internationales – prix Nobel de littérature, Booker Prize, prix Goncourt – n’ont pas fait défaut. Les auteurs majeurs des grandes littératures mondiales (anglaise, française, américaine, russe espagnole, et autres) sont régulièrement suivis et traduits. Je ferai cependant observer qu’en comparaison avec les grandes orientations du XXe siècle, la scène littéraire mondiale paraît maintenant, et dans une large mesure, à court d’idées, qu’on ne discerne pas d’aspirations nouvelles, susceptibles de constituer des courants poétiques nouveaux en littérature, et que se remarquent d’abord certains noms très autochtones et originaux. C’est telle une scène où l’éclectisme est dominant que se présente la littérature serbe.
4.
On entend fréquemment exprimer l’opinion que le postmodernisme – qui compta un grand nombre d’adeptes parmi les écrivains qui se révélèrent dans les années 80 – aura été l’une des grandes orientations poétiques de la prose serbe au cours des années 90. Partagez-vous ce point de vue ? Quelles similitudes et quelles différences caractérisent les œuvres postmodernes qui ont vu le jour avant et après 1990 ?
Au cours des années 90, l’inertie aidant et aussi le désir de « fuir » une réalité par trop pressante, le postmodernisme est apparu au complet diapason : dudit « courant fort » de ce même postmodernisme (Pisarev, Petrinović, Kajtez, Blašković) en passant par un travail subtil sur la langue (Albahari), l’introduction du lyrique et de l’onirique (Nemanja Mitrović, Vladimir Pištalo), un grand don de la narration (Petković, Velikić, Basara), un postmodernisme saupoudré de fantastique (Filip David, Goran Petrović), jusqu’à toute une série d’auteurs qui se cherchaient sur le plan de l’intertextualité et dans l’amalgame du fantastique et du réaliste. Ces écrivains ont œuvré de concert avec la génération précédente qui, sensible à l’esprit du temps, eut le flair de sauter de diverses façons des wagons du réalisme dans celui du postmodernisme (Milisav Savić, R. B. Marković, Voja Čolanović).
On peut donc dire que l’inertie des influences postmodernes domina pendant les années 90 ainsi que celle de Danilo Kiš et, jusqu’à un certain point, de Milorad Pavić. Plus tard, alors que le XXe siècle s’achevait, apparut une prose qui incorporait et interrogeait la réalité de la guerre civile, des réfugiés, de la dictature, de la misère, de la fermentation politique. Il y eut bien sûr des exceptions au nombre desquelles, surtout, un écrivain alors encore très jeune, Vladimir Arsenijević, qui reçut le prestigieux prix NIN pour son roman U Potpalublju [À fond de cale], une histoire (réaliste) sur l’existence des jeunes à Belgrade au temps de la guerre dans les espaces ex-yougoslaves. Ce « retard » dans le changement de discours poétique, le passage d’une littérature essentiellement préoccupée de littérature à une littérature tournée vers la réalité n’a pas été sans conséquences, et aujourd’hui, 25 ans après le déclenchement des guerres sur le sol de la Yougoslavie, paraissent encore un grand nombre d’ouvrages de prose qui ont pour thème les événements survenus au cours des années 90.
5.
Quels concepts poétiques caractérisent la nouvelle et le roman serbes à la fin du XXe siècle et en quoi se différencient-ils ?
À la fin du XXe siècle, ainsi que je l’ai dit précédemment, la littérature serbe était profondément plongée dans les eaux du postmodernisme, fortement influencée par les philosophes et théoriciens alors éminents du poststructuralisme et du postmodernisme. Certes, une partie des écrivains donnaient dans l’engagement politique, poussaient à la montée du nationalisme, prêtaient leur concours à Slobodan Milošević, mais un très grand nombre de livres publiés à cette époque était d’orientation postmoderne, voire même parfois reclus dans une certaine forme de l’art pour l’art. Cette orientation était une réaction manifeste à la « prose de la réalité » des traditionnalistes qui furent souvent aussi ceux qui générèrent le nationalisme. Peut-être faut-il voir là l’une des raisons qui expliquent pourquoi les auteurs qui créèrent dans ces espaces furent tellement décontenancés quand il fallut évoquer les événements politiques et de la guerre, pourquoi aussi il leur fut difficile de renoncer au discours postmoderne qui était tout à la fois une rébellion, une réaction, mais aussi une fuite hors de la réalité, une fuite dans la littérature.
Les livres en liaison avec les événements réels, qui réagissaient à l’instant politique et guerrier, n’ont commencé à paraître que vers le milieu des années 90. En plus du roman de Vladimir Arsenijević, je citerai encore Severni zid [Le Mur nord] (1995) de Dragan Velikić et Crvena marama, sva od svile [Le Mouchoir rouge, tout entier fait de soie] (1996) de Mileta Prodanović : ces deux romans ont eu la même approche des thèmes contemporains de la guerre, mais on y sent une sérieuse influence du feuilleton. Une tout autre influence de la « prose de la réalité » dans le courant principal postmoderne se sent chez Vule Žurić et Srđan Valjarević. Dans son recueil U krevetu sa Madonom [Au lit avec Madonna], Žurić règle ses comptes avec sa propre histoire de réfugié quittant Sarajevo assiégée en utilisant l’expérience de la culture pop et alternative. Les deux livres de Srđan Valjarević Džo Frejzer i druge pesme [Joe Frazier et 49 (24) poèmes ] et Zimski dnevnik [Journal hivernal] – tous deux écrits (indépendamment des distinctions de genre entre poésie et prose romanesque) – de manière semi-documentaire avec une forte présence de l’expérience postmoderne – ouvrent la porte à une émotivité nouvelle, rarement présente jusqu’alors dans la prose serbe. Il faut dire qu’une certaine nouveauté a été introduite par Svetislav Basara qui, à sa manière littéraire personnelle, a apporté un commentaire authentique sur la réalité courante, sans mâcher ses mots, il traite de manière satirique les thèmes politiques : dès 1995, il publie Ukleta zemlja [Le Pays maudit] qui ouvre la voie au commentateur des dérapages sociaux.
D. Velikić : Le Mur nord
Néanmoins les thèmes contemporains évoquant le contexte politique et social ne seront plus largement présents qu’après 2000, et c’est la jeune génération d’écrivains qui, surtout, les mettra en lumière. Apparaît alors un nouveau terme, le réalisme aigre, et on peut citer comme année cruciale 1999 quand le romancier Saša Ilić prépare le recueil de nouvelles Pseći vek [Une vie de chien] dans lequel il présente des textes d’auteurs inconnus appartenant à la génération alors la plus récente (Srđan V. Tešin, Nenad Jovanović, Mihailo Spasojević, Borivoje Adašević, Uglješa Šajtinac, et Saša Ilić lui-même.)
6.
Au cours des années 90, au demeurant comme lors des décennies précédentes, plusieurs générations d’écrivains coexistaient sur la scène littéraire serbe. Quels nouvellistes et romanciers ont imprimé la trace la plus profonde dans la prose de cette décennie ?
Il ne fait aucun doute que David Albahari, Svetislav Basara, et Radoslav Petković marchaient dans le premier échelon de la prose serbe dans les années 1990 et qu’ils restent en quelque sorte les écrivains qui feront qu’on se souviendra de la littérature serbe aussi dans la première décennie du XXIe siècle. La prose d’Albahari se caractérise par le minimalisme, la langue épurée, l’économie de l’expression et la concision poétique, la métanarration, et l’éventail des thèmes qui vont du cycle de la nature aux questions universelles, éthiques et esthétiques.
Basara est un auteur dont l’expression et le corpus thématique sont d’une telle authenticité et personnalité qu’il est malaisé de le comparer à qui que ce soit sur la scène littéraire serbe ou mondiale. Au début des années 90 il cultive toujours une expression très spécifiquement postmoderne comme une forme de suite – au dire de certains critiques – à son meilleur roman Fama o biciklistima [Rumeur sur les cyclistes]. Ensuite, et notamment pendant les deux premières décennies du XXIe siècle, avec une forte dose d’absurde, de grotesque, de persiflage, de jeu tant avec l’Histoire, la pseudo Histoire, qu’avec certains enseignements ésotériques connus, il parviendra à des prémisses poétiques modifiées. Dans le style de Bernhard, Basara écrit des romans pimentés d’éléments parodiques et satiriques sur les points névralgiques de la réalité serbe. Si nous « ventilons » le plan poétique de Bernhard d’humour à la Domanović et à la Nušić, et si nous le « poivrons » des impertinences et du style peu relevé d’un Kurt Vonnegut (et de quelques autres disciples du carnaval rabelaisien), nous obtenons le travesti littéraire de Basara qui est sans précédent.
Dès la publication de ses premiers romans Put u Dvigrad [Le Chemin de Dvigrad], Zapisi iz godine jagoda [Écrits de l’année des fraises], puis Senke na zidu [Des Ombres sur le mur], on avait remarqué que Radoslav Petković donnait la préférence à l’imagination plutôt qu’aux considérations métatextuelles, qu’il s’efforçait de construire une structure narrative forte s’appuyant sur l’outil bien choisi du corpus théorique de la littérature postmoderne qui, à aucun moment, ne mettra toutefois à mal la ferme détermination de l’auteur à doter la prose de traits référentiels, à faire en sorte qu’elle s’oriente vers la recherche de réponses à certaines questions philosophiques cruciales. D’abord tournée vers certains problèmes existentiels et situations liées à la vie de l’homme, la prose de Petković va très rapidement tendre vers l’entièreté des changements historiques qui colorent et déterminent, dans un large élan de comparaisons, l’existence contemporaine dans son meilleur roman Sudbina i komentari [Destin et commentaires].
Parmi les écrivains marquants qui se sont signalés pendant les années 90, il faut encore mentionner Goran Petrović, Dragan Velikić, et, parmi les auteurs plus jeunes, Vladimir Arsenijević qui, avec À fond de cale, sera la premier à plonger dans les eaux de l’analyse littéraire de la vie à Belgrade au cours des difficiles années 90, et Srđan Valjarević, un écrivain dont le mariage original de postmoderne et de confession fera de lui, un peu plus tard, au début de la décennie suivante, une véritable star littéraire.
Disciple et héritier de Milorad Pavić qui, après Hazardski rečnik [Le Dictionnaire khazard], allait connaître un passage à vide artistique, Goran Petrović devait dans ses premiers romans se situer dans la droite ligne des modèles littéraires de Borges et de Pavić, et, ensuite, diriger son talent individuel vers le polissage de la langue et la réduction de ses thèmes à la mythologie et à l’Histoire serbe plus reconnaissables.
À l’opposé des cadres thématique et stylistique de Radoslav Petković, Dragan Velikić suivra la ligne des thèmes centre-européens et de la poétique de Joyce, Sebald, Musil, et Danilo Kiš, et n’atteindra sa vraie stature littéraire qu’au cours de la décennie suivante avec les romans Ruski prozor [La Fenêtre russe] et Islednik [L’Enquêteur]. Écrivain ne manquant pas d’intérêt lui non plus, Filip David publie une prose remarquée depuis les années 70. Sa poétique d’orientation fantastique postmoderne, du roman Hodočasnici neba i zemlje [Les Pèlerins du ciel et de la terre] s’est trouvée encore approfondie et élargie du point de vue thématique dans le roman Kuća sećanja i zaborava [La Maison des souvenirs et de l’oubli] (2014) pour lequel il reçut le prix NIN.
7.
Selon vous, quels ouvrages de prose ont « survécu » aux années 90 ? En quoi se distinguent-ils des autres, et en quoi ont-ils gardé leur intérêt et leur actualité pour le lecteur d’aujourd’hui ?
En tout premier lieu je citerai Destin et commentaires de Radolav Petković, un conteur exceptionnel qui respecte la toute-puissance du récit et de la prédication. La dramaturgie de ce roman, son intrigue, sa densité, mais aussi la longueur de sa phrase, sa langue érudite, le rapprochent du roman anglo-saxon des XVIII et XIXe siècles. D’un autre côté, la profusion de liens intertextuels avec la tradition serbe et mondiale, ainsi que les phénomènes de la sous-culture (Crnjanski, Corto Maltese) et l’idée de base qui fait de l’Histoire une force qui façonne les destins place ce roman à la première place de la top list des années 90.
Mamac [L’Appât] de David Albahari mérite également un haut rang. Ce roman s’interroge sur la judéité, les camps de concentration, la haine, l’Histoire qui se répète… des thèmes que l’auteur, apatride en exil volontaire, découvre en écoutant la confession de sa mère enregistrée sur une bande magnétique. Dans le même temps c’est un roman lucide sur la vie et sur l’art, sur les secrets et l’impossibilité d’appréhender les événements de la réalité, sur les problèmes de la représentation artistique de la vie.
Le travesti, l’ironie, la prise de distance, et l’absurde sont les figures-clés du roman de Svetislav Basara Le Pays maudit. Personne dans la prose serbe ne possède une écriture aussi authentique, personne ne s’est autant que lui impliqué dans la raillerie des événement politiques et sociaux survenant dans son propre pays, dans la démystification simultanée des principes fondamentaux de tout pouvoir mais aussi des travers humains. Le Pays maudit n’est que le premier des romans très réussis, qui, au XXIe siècle, se caractériseront de manière beaucoup plus expressive par une poétique où, derrière le jeu satirique, se trouvent toujours les côtés plus sombres du caractère de l’homme et la décrépitude de la société dans son ensemble.
Il faut absolument mentionner Sitničarnica « Kod srećne ruke » de Goran Petrović qui, à tout point de vue, représente le roman postmoderne par excellence. L’idée de « lecture totale » se concrétise dans une histoire qui fait se rencontrer les lecteurs à travers la lecture commune d’un exemplaire d’un livre rare. L’idée de la possibilité d’entrer physiquement dans l’espace d’un roman sur le plan formel se traduit par l’écriture d’un « roman dans le roman » et par la résolution originale de problèmes formels et poétiques qui font que ce livre figurera dans l’histoire des meilleurs romans écrits pendant les années 90 dans le cadre du discours postmoderne.
G. Petrović : Soixante-neuf tiroirs
J’ai déjà évoqué Journal hivernal de Srđan Valjarević : c’est là le journal spécifique tenu par l’auteur qui, avec une expérience d’écrivain postmoderne et une vision très personnelle, suit les événements tragiques des années 90 en introduisant une émotivité tout à fait nouvelle dans la prose serbe. Je rappellerai le recueil Au lit avec Madonna de Vule Žurić dont le style du conteur-né est en fait annoncé par ce livre. Livre charnière, quoique de qualité inégale, le recueil Vie de chien trouve place dans cette sélection car il a marqué le virage pris par le postmodernisme vers le réalisme et, donc, préludé à l’arrivée de jeunes prosateurs ayant une nouvelle poétique et de nouvelles tendances.
II. 2000 -2016
8.
Le changement de régime politique en Serbie en 2000 coïncide avec le début d’un nouveau siècle. S’agissant de la littérature serbe, peut-on parler d’un nouveau début ? En d’autres termes, par rapport à la décennie précédente, des changements radicaux sont-ils survenus ?
Il semble que le XXe siècle s’achevant, le temps de la domination de la poétique postmoderne dans la prose ait pris fin de façon presque simultanée. Quoiqu’elle survive chez certains auteurs orientés à l’extrême vers ledit « courant fort » du postmodernisme tels Đorđe Pisarev, Franja Petrović, et Laslo Blašković, de nombreux écrivains ont « adouci » leur écriture postmoderne par l’introduction d’éléments propres aux romans réaliste, noir, d’horreurs, ou d’amour, etc.
9.
Selon vous, quelles sont les caractéristiques particulières de la prose serbe – nouvelle et roman – au cours des années 2000-2016 sur les plans thématique, formel, et poétique ?
L’éclectisme de la littérature serbe, la difficulté de définir avec clarté tout genre ou direction clairement profilés semblent se prolonger au cours des deux dernières décennies. On traite le plus souvent des traumatismes des années 90, mais on flirte parallèlement avec des lecteurs aux intérêts divers, amateurs de romans noir, de science-fiction, d’horreurs, ou d’amour. On écrit souvent aussi de la métaphysique historique ainsi que des livres ayant une trame autobiographique ou biographique, et on remarque de plus en plus la présence d’auteurs pour qui la sensibilité urbaine importe et qui décrivent l’expérience de la vie citadine. Une pléiade d’auteurs émigrés et qui écrivent de l’étranger apparaît également. L’introduction dans la littérature de tendances à la mode se remarque aussi et, à une époque, on a vu affluer des textes sur le Kosovo, la yougo-nostalgie, ou, par exemple, sur Crnjanski lors de la célébration de l’anniversaire de sa naissance, ou encore à l’occasion de la commémoration du centième anniversaire du début de la Première Guerre mondiale ou des événements de ce conflit.
10.
Les quinze dernières années ont vu apparaître une vague de nouveaux romanciers dans la littérature serbe. Qui citeriez-vous en particulier ? En quoi se différencient-ils des écrivains qui s’étaient affirmés au cours des années 90 ?
Le sentiment que la littérature ne pouvait plus s’écrire sans prise de position claire vis-à-vis de l’environnement réel historique, politique, et social, sans injection d’une dose plus forte de réalisme et d’une diminution du fantastique, la conscience et l’acceptation de l’idée qu’avant et après l’expérience du postmodernisme en philosophie, dans la théorie et dans la littérature elle-même, on ne pouvait plus écrire de la même manière – telles furent en somme les caractéristiques de la littérature serbe au début du XXIe siècle.
David Albahari, Svetislav Basara, Radoslav Petković, Vladimir Pištalo, Dragan Velikić, Vladislav Bajac, Mileta Prodanović, Radovan Beli Marković, Milisav Savić furent les grands noms de l’époque des années 1990 ; toujours présents sur la scène littéraire, ils s’inscrivent aujourd’hui encore parmi les noms importants de la littérature serbe.
Les grands espoirs de cette littérature furent sans nul doute Vladimir Arsenijević et Srđan Valjarević. Si le premier ne s’est pas installé au début de ce nouveau siècle comme écrivain majeur, le second y est parvenu en 2003 avec Komo [Come] mais il n’a, hélas, plus rien publié depuis.
Des écrivains dont la voix impressionne, j’en citerai quelques-uns : bien qu’il publie depuis les années 90, Vladan Matijević ne se signale à l’attention générale qu’en 2000 quand il obtient le prix Ivo Andrić, puis en 2003 quand il décroche le prix NIN. Écrivain au style travaillé, à l’expression ample, il marie avec succès l’expérience du postmodernisme et du réalisme sans ruptures perceptibles. Des prosateurs de la génération moyenne il faut quand même citer (dans un ordre arbitraire) Slobodan Tišma, Zvonko Karanović, Igor Marojević, Zoran Ćirić, Laslo Blašković, Saša Ilić, Srđan Tešin, Vule Žurić, Nenad Jovanović, Vladimir Kecmanović, Nikola Malović, Enes Halilović, Slobodan Vladušić, Uglješa Šajtinac, Mića Vujčić, Ivan Antić…
Ljubica Arsić est sans conteste l’auteure la plus éminente de la littérature serbe. Ses romans et nouvelles ont modifié le discours littéraire de l’écriture féminine en la dissociant par les thèmes et le style de l’écriture masculine dominante. Avec elle, il faut mentionner Mirjana Novaković, Ljiljana Đurđić, Jelena Lengold, et Mirjana Đurđević qui ont une écriture très originale, distincte, et reconnaissable dans le cadre de la littérature serbe.
Ljubica Arsić
De la nouvelle génération d’écrivains, Srđan Srđić s’est montré le plus talentueux de la deuxième décennie du XXIe siècle avec son roman Mrtvo polje [Le Champ mort] et son recueil de nouvelles Espirando. En très peu de temps, il a attiré l’attention de la critique littéraire par le dépouillement de son expression et de son style ainsi que par la multiplicité des liens intertextuels avec, entre autres, Faulkner, Joyce, Volas, Houellebecq. Mérite enfin notre attention le nouvel espoir de la littérature serbe Vladimir Tabašević qui a publié en 2015 son premier roman Misisipi tiho teče [Le Mississipi paisible] et, dès l’année suivante, le second Pa Kao [En fer]: tous deux ont figuré dans la sélection finale des romans retenus pour le prix NIN.
11.
Quels livres – recueils de nouvelles et romans – publiés entre 2000 et 2016 recommanderiez-vous à l’attention des éditeurs et traducteurs français, et pourquoi ?
Svetislav Basara, Anđeo atentata [L’Ange de l’attentat] ; David Albahari, Pijavice [Les Sangsues] ; Slobodan Tišma, Bernardijeva soba [La Chambre de Bernardi] ; Srđan Srđić, Le Champ mort, et Satori ; Ljubica Arsić, Maco, da l’ me voliš [Mon p’tit chat, tu m’aimes] et Mango ; Vladimir Kecmanović, Top je bio vreo [Le Canon était chaud] ; Mirjana Đurđević, Kaja, Beograd i dobri Amerikanac [Kaïa, Belgrade et le bon Américain] ; Vladimir Pištalo, Tesla, portret među maskama [Tesla, portrait parmi les masques] ; Vladan Matijević, Pisac izdaleka [L’Écrivain, vu de loin] ; Jelena Lengold, Vašarski mađioničar [Le Magicien de la foire] ; Igor Marojević, Mediterani [Les Méditerranéens] ; Vladimir Tabašević , Pa kao [En fer].
12.
Nous vivons à l'heure de l'Internet et de la « civilisation numérique ». Selon vous, l'apparition des réseaux sociaux a-t-elle accéléré la formation de nouveaux cadres formels pour la création littéraire ?
Les ordinateurs, Internet et les réseaux sociaux ont profondément modifié, moins les caractéristiques formelles de la création littéraire que l’attitude mentale face à cette même création. Membre du jury du prix NIN, j’ai en mon temps écrit ceci sur le nombre incroyablement élevé de romans en lice pour le prix (environ 170 ces dernières années) : « Autant le bouleversement technologique était considéré l’ennemi mortel du livre et de la lecture, autant il possède un potentiel de démocratisation. L’écriture facilitée, la mode civilisationnelle de l’autoconfession et de l’autopromotion stimulée par l’apparition des réseaux sociaux, le rectangle blanc, vierge, qu’il faut remplir par une réponse à la question ‘À quoi pensez-vous en cet instant ?’ ont centuplé le nombre de ceux qui embrassent la profession d’écrivain, ils la rendent accessible à qui sait taper des mots sur un clavier. Là où, autrefois, seul un petit nombre inconnu de ceux qui obtenaient des 5/5 à l’école décidaient de se lancer dans la carrière risquée et exigeante d’écrivain, il apparaît aujourd’hui que, sans se faire honte, ceux qui n’avaient que de 3/5 écrivent eux aussi des romans. » Le fait est toutefois qu’avec le développement des blogs, de revues numériques et des autres formes d’expression écrite sur Internet se développent aussi les qualités d’écriture de ceux qui se consacrent aux belles-lettres. Cet accroissement des livres correctement écrits ne signifie hélas pas que la qualité aille de pair avec la quantité. À l’inverse, on note chez des écrivains déjà en renom une certaine tendance à l’uniformisation du style, de la langue, et de la forme. Il semble, comme c’était le cas jusqu’à présent, que le talent individuel sera déterminant dans l’évaluation des œuvres littéraires majeures.
13.
Ladite « culture mass médiatique » est en pleine expansion en Serbie : on tient de plus en plus les œuvres littéraires et, plus généralement, artistiques comme de simples marchandises dont la valeur s’estime selon les critères du marché et du profit. De quelle manière et dans quelle mesure les phénomènes cités influent-ils sur la littérature serbe contemporaine, sur son évolution, sur son statut dans le cadre de la culture nationale, et sur sa réception ?
Dans les librairies sont arrivés quantité de livres qui suivent la logique du marché, qui sont vantés auprès du public, principalement des romans de genre dont la caractéristique est la pauvreté de style. Néanmoins, il est vrai que ces livres-là n’entrent pas dans le corpus de la littérature serbe, qu’ils ne sont pas l’œuvre d’écrivains sérieux et ne suscitent d’intérêt sur aucun plan littéraire : critique, théorie, histoire, revues et soirées littéraires. Il existe un certain nombre d’auteurs qui, par leurs thèmes ou en jouant avec le genre, augmentent les tirages et le lectorat, mais ils le font parce que leur propre poétique le leur impose. Leur nombre n’est pas très élevé, leur discours poétique n’est pas toujours égal et fluctue de livre en livre. Conséquemment, leur réussite est variée, et s’il arrive qu’on les tienne pour des écrivains importants, il arrive aussi qu’on les juge moyens ou en dessous de la moyenne.
Trad. du serbo-croate par Alain Cappon, Gaïa Editions, 2009, 334 p.
Trad. du serbo-croate par Mireille Robin, Paris, Plon, 1996, 151 p
Trad. du serbo-croate par Alain Cappon, Gaïa Editions, 2001, 236 p.
Trad. du serbo-croate et avant-propos de Jean Descat, Rocher, 1998, 173 p.
Trad. du serbo-croate par Alain Cappon, Gaïa Editions, 1998, 237 p.
Trad. du serbo-croate par Mireille Robin, Plon, 1996, 151 p.
Trad. du serbe par Gojko Lukic et Gabriel Iaculli, Gallimard, 1999, 156 p.
Ce roman est paru en traduction française de Gojko Lukic et Gabriel Iaculli sous le titre Soixante-neuf tiroirs, Rocher, 2003 ; éd. de poche : Serpent à Plumes, 2006.
Trad. du serbe par Gojko Lukic, Gallimard, 2009, 396 p.
Traduit du serbe par Alain Cappon
Date de publication : mai 2017
Date de publication : juillet 2014
> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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