Zoran Jeremić : J’ai cherché une forme de métaphore qui illustrerait votre opus littéraire, et je l’ai trouvée dans la préface à l’édition des poèmes choisis d’Ivan V. Lalić que vous avez préparée à la fin des années 1980. Au début de ce texte, vous évoquez la fonction de la métaphore et vous citez ces vers de Lalić : « Et je suis resté à poursuivre ma croissance / Avec leurs regards telle une aiguille rouillée / Sous la peau ». Cette « aiguille rouillée sous la peau » dont vous parlez me paraît symboliser très exactement l’ombre d’un temps qui vous observe, que vous-même contemplez, et une question s’impose : dans quelle mesure vos thèmes, pour la plupart historiques, sont-ils la résultante de votre histoire personnelle, dans quelle mesure répondent-ils à un besoin né de l’insatisfaction, de la colère, de « l’aspiration passionnée à la vérité » ?
Svetlana Velmar-Janković : L’histoire est essentielle pour moi en tant que trame de mes récits. Au-delà de l’histoire, nous tramons, nous tissons tout ce qui demeure substantiel dans le temps donné du récit. Si nous introduire, en tant que sujet, dans l’histoire paraît aisé, la chose s’avère en réalité d’une grande difficulté : la trame de l’histoire, qui nous semblait constituer un socle stable sur lequel prendre appui, se révèle très fréquemment vacillante, branlante à l’époque choisie, et se prête à des interprétations diverses. Dès lors, l’histoire ne constitue plus pour moi que le cadre de cette trame, de ce tissu, sur lequel je peux, en partie, me reposer tandis que je regarde en moi-même et que j’observe les gens qui m’entourent : m’intéressent au premier chef l’homme et son destin au temps où il a vécu ou à l’époque qui est la sienne aujourd’hui. Hors de la destinée humaine à laquelle André Malraux s’est consacré avec tant de vérité, éloignés du destin de celui qui est l’objet de nos explorations littéraires, nous devons nous sentir cernés par le vide, par l’absurdité, égarés dans un espace incompréhensible. Les événements dont nous parlons ou, plutôt, sur lesquels nous écrivons, ne constituent que le cadre de notre quête du sens de l’existence de l’homme. Ces événements sont multiples, imprévisibles, de même les destinées humaines, ce qui nous conduit à explorer toutes les formes de l’existence de l’homme sur cette Terre.
► Ou, ainsi que vous avez un jour « défini » l’une de vos pièces de théâtre, c’est un drame non historique consacré à une personnalité historique.
♦ Oui. M’intéresse et m’attire tout spécialement ce que je pressens comme devant être la mystérieuse substance de l’être humain, le secret qui peut être l’immuable quintessence de la psyché de l’homme. Immuable, dis-je, mais nous ne pouvons que la deviner, car elle ne s’est sans doute pas essentiellement modifiée depuis six, trois ou deux mille ans ; et nous n’en décelons aujourd’hui que les formes familières pour les avoir découvertes en nous-mêmes en nous étudiant. Nous en apprenons bien davantage sur l’homme si nous nous penchons sur notre propre personnalité intérieure, mais cette exploration n’est hélas que de très courte durée vu la grande brièveté de notre existence à tous.
► Revenons-en à cette « aiguille rouillée ». Je voulais dire que votre œuvre littéraire, dans une large mesure, a été déterminée par la piqûre de l’histoire, celle nationale et personnelle se complétant de manière unique, à tout le moins par les souffrances. Lalić dit : « Nous ne pouvons abandonner les endroits que nous aimons », mais les endroits de souffrances non plus.
♦ Vous l’avez magnifiquement dit. Ce fut bel et bien une « piqûre de l’histoire », et cette métaphore qui se trouve dans un vers du jeune Ivan V. Lalić – qui nous a fait nous rencontrer, Ivan et moi, le poète et son critique. Cette aiguille rouillée sous la nuque, sous la peau, cette « aiguille rouillée » de souffrances et de souvenirs, de souvenirs douloureux, de souffrances nées de souvenirs, était plantée dans la mémoire d’Ivan comme dans la mienne car nous avions, lui et moi, subi la même « piqûre de l’histoire », le bombardement de Belgrade le 6 avril 1941, le terrible bombardement allemand qui, d’une seconde à l’autre, nous a ravi notre enfance lorsque, dans les décombres des maisons détruites, nous avons aperçus nos amis morts. Quand j’ai lu les premiers recueils de poésie d’Ivan, Vetrovito proleće [Printemps venteux] et Bivši dečak [L’Ex-enfant], je me suis immédiatement dit : « Voici mon ami ! » alors qu’à l’époque, nous ne nous connaissions pas. Nous a rapprochés cette « aiguille rouillée » que j’ai sur-le-champ reconnue comme le témoignage d’une expérience commune à jamais incrustée dans nos mémoires. Ce n’est que quelques années plus tard, dans la réalité du présent, qu’Ivan et moi avons fait connaissance avec, pareillement, la nette impression de nous être toujours connus.
► Quand vous avez écrit votre premier roman Ožiljak [La Cicatrice], à quel point vos cicatrices personnelles vous ont-elles incité à écrire ?
♦ Enfant déjà, je savais que je me consacrerais à l’écriture. Me séduisait la perspective de pouvoir s’y adonner le soir, et aussi le matin – sitôt que l’on disposait de temps pour s’y atteler –, mais aussi l’idée que ce n’était pas un vrai métier mais plutôt un travail qui tenait d’une sorte de jeu, de plaisir ; c’est ce que je pensais à cette époque. L’écriture permettait l’exercice en parallèle d’un métier « sérieux » – docteur, professeur, chercheur scientifique, architecte, et bon nombre d’autres. Très jeune, j’avais décidé de me consacrer à la médecine, d’être docteur, car je voulais soigner les autres. Alors déjà je savais que toute existence est marquée par la souffrance et que le sens de la vie se renforce si, dans la mesure du possible, la douleur au moins physique s’atténue à l’aide d’un médecin et grâce aux soins prodigués. Mais s’agissant des souffrances de l’âme, elles nécessitent une forme de thérapie autre, de longue durée, car elles sont ordinairement plus profondes, plus indéfinissables. Et ainsi je me suis mise à étudier mes propres souffrances intérieures, cachées, sous-jacentes à ma jeunesse et à mon enjouement, des souffrances terribles, des lésions véritablement profondes, des plaies invisibles. Mais j’ai très rapidement compris que, quand la souffrance se fait brûlante, cuisante, il n’est pas de mots suffisamment forts pour la dire, et j’ai alors souhaité m’exprimer avec ceux de l’écriture. J’ai commencé à faire montre d’un peu plus de patience, à apprendre à m’éloigner peu à peu de la souffrance afin, avec mes mots, de moi-même, de me préparer à l’expression. C’est ainsi qu’ont débuté, je dirais, les premiers exercices où je me contemplais – littérairement – dans un miroir : je cherchais à écrire un texte qui me libèrerait des cauchemars psychologiques de ma petite enfance. J’ai rédigé, raturé, rédigé de plus belle, raturé de plus belle, j’effectuais mes premiers pas sur le chemin pénible de l’art de l’expression littéraire, et de la sorte, tant lentement que rapidement, je suis parvenue à La Cicatrice. Le roman terminé, j’avais compris déjà qu’à mes yeux la forme, la manière de raconter les choses, primait la substance qui, toujours, cède le pas à la forme si celle-ci est forte. J’avais compris en outre que l’énergie me ferait défaut pour entreprendre des études de médecine car je ressens les souffrances corporelles des autres comme les miennes, ce qui n’est aucunement souhaitable si on veut qu’un médecin soit un être humain à même de soulager le corps humain du mal et de la douleur et d’avoir le dessus dans le combat que se livrent la souffrance et les moyens mis en œuvre pour la vaincre.
Ožiljak / La Cicatrice
► Dans La Cicatrice, votre roman autobiographique, vous écrivez que le soutien que vous avez apporté aux autres dans leurs études a tracé l’un des chemins menant au respect de soi.
♦ J’ai eu plaisir à soutenir d’abord mes amies des petites classes du collège, puis celles des grandes classes et, enfin, au début de mes études universitaires. Dans les petites classes, je les aidais très souvent dans toutes les matières, hormis en chimie où je n’ai jamais été brillante, à l’inverse de la physique que j’adorais. Aux heures où je doutais – nous le savons, non sans raison – de mes capacités pour devenir médecin, je pensais m’orienter vers la science et, en particulier, la physique. Soutenir les autres aura été pour moi une manière de vérifier mes propres connaissances mais, tout autant, de forcer mon propre respect, le sentiment le plus nécessaire quand on est jeune car le plus fragile.
►La poésie de Lalić est pauvre d’ironie, de rires, et même d’humour noir – des caractéristiques qui sont pourtant celles des poètes avant-gardistes de la poésie moderne. Je les dirais pareillement absentes de vos livres.
♦ Absentes, en effet. Et je pense, savez-vous, que c’est là une grande lacune, et chez Ivan et chez moi.
► Une « lacune » – pourquoi cela ?
♦ Parce qu’Ivan et moi, en tant que personnes, étions très sensibles à l’humour et possédions un sens développé de la farce. De même que Zoran Mišić, l’excellent interprète de la poésie européenne moderne et de la nôtre. Quand, quelques années durant, de 1968 à 1975, avons tous trois assuré la direction littéraire du magazine Književnost [Littérature], notre sens de l’humour aura très souvent été l’aiguillon de nos plus belles réussites éditoriales. Comme nous savions rire, nous nous moquions lors de nos réunions hebdomadaires, des absurdités de notre société, de nos propres certitudes imbéciles et de nos ratés éditoriaux, mais, le plus souvent, de nous-mêmes, et chacun à ses propres dépens. […] Cette capacité à rire, pour paraphraser Staša [Stanislav] Vinaver, n’apparaît pas dans la poésie d’Ivan ni dans mes livres. Et c’est là une insuffisance que nous avons en commun, avant toute chose parce qu’Ivan et moi, nous nous considérions les représentants des formes les plus modernes de notre littérature contemporaine. Et l’humour n’est-il pas la caractéristique majeure de la modernité ?
Ivan V. Lalić
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Zoran Mišić
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► Vous me rappelez ce que l’on dit des grands comiques : derrière la scène, ils sont d’une tristesse et d’un ennui mortels.
♦ Peut-être qu’effectivement, nous n’étions pas des êtres d’une folle gaîté, mais néanmoins sereins y compris aux moments de grand sérieux. Le sérieux de Zoran Mišić était fortement imprégné de responsabilité et, de ce fait, nous le voyions tel notre maître, et lui, assez souvent, se comportait comme tel vis-à-vis de nous. […] Zoran était un esprit fort, comme on n’en connaît plus aujourd’hui, un esprit ouvert aux nouvelles connaissances – artistiques, scientifiques, métaphysiques –, aux connaissances en tant que telles. Ce qu’il nous a laissé dans ses livres, et qui est dans une large mesure consacré à l’interprétation de la poésie moderne, yougoslave et européenne, semble tomber dans l’oubli, se voir de nos jours négliger, ce qui est fort dommage. J’espère que les générations à venir, ses petits-enfants spirituels, sauront reconnaître l’apport de Zoran à la culture et à la littérature serbes comme précieux en soi. Nos réunions éditoriales se sont hélas interrompues quand nous avons soulevé une tempête littéraire en publiant le roman de Miroslav Josić Višnić TBC, prvi zglob [Tuberculose, première articulation]. La rédaction de Književnost fut démissionnée sur décision du forum politique responsable, Zoran [Mišić] et Ivan [V. Lalić] sanctionnés par le Parti, et moi, qui n’avait jamais été membre du Parti, condamnée à subir des jours et des jours durant, aux réunions des nombreux corps du socialisme autogestionnaire au sein de la maison d’édition Prosveta, les virulentes critiques de fonctionnaires épouvantés. Sans emploi tout comme son épouse Mira, et en dépit de l’excellence de leur travail de correcteurs, lecteurs, ou rédacteurs, Miroslav et Mira Josić Višnjić ont dû traverser les pires années de lutte pour leur subsistance et celle de leur famille : personne ne voulait employer Miroslav car, romancier, il avait révélé son hostilité au mouvement social yougoslave, socialiste, le plus progressiste. Inégalée comme correctrice, Mira se trouvait elle aussi sanctionnée. Les jeunes écrivains d’aujourd’hui ne peuvent aucunement se figurer cette époque où leurs prédécesseurs ont payé d’un prix élevé le peu de liberté dont ils jouissaient dans leurs écrits littéraires.
► Quels autres souvenirs gardez-vous d’Ivan V. Lalić ?
♦ Celui d’un frère spirituel, de mon frère jumeau en pensée : si nous n’avions pas les mêmes thèmes, ils étaient tout de même apparentés ; si nous ne réagissions pas semblablement aux événements marquants de la culture belgradoise ou yougoslave, nos réactions devaient, de toutes les manières, beaucoup se ressembler. Il va de soi que les différences entre nous étaient profondes et essentielles, mais profonde et essentielle était aussi leur similitude. Quand Ivan nous a quittés, une bonne partie de mon existence spirituelle s’en est allée avec lui, même si, par ailleurs, ma proximité avec lui s’est renforcée à travers sa poésie et, notamment, les recueils Pismo [Lettre] et Četiri kanona [Quatre canons]. […]
► Vous avez publié votre premier roman en 1956. Quel était le climat littéraire ces années-là ?
♦ Je suis absolument certaine que ma génération d’écrivains et moi sommes arrivés au bon moment. Les années 1952 et 1953 furent cruciales pour la culture serbe, et j’espère pouvoir les évoquer dans la seconde partie de mes Prozraci [Transparents], un livre dont je poursuis la rédaction, que j’interromps, que je reprends avant de m’arrêter à nouveau, car il exige beaucoup de son auteur.
Prozraci / Transparents
Je me rappelle très bien l’été 1952 quand des changements étaient nettement perceptibles dans le climat social et que l’on pouvait sentir le souffle d’une liberté sociale à laquelle nous aspirions. Tels des perce-neige, dans les colonnes des journaux pointaient des tons nouveaux, sous-jacents à l’interprétation officielle, abrupte des événements qui affectaient la société. Književnost [Littérature], l’influent et alors unique magazine littéraire à Belgrade, s’ouvrait de manière, disons, très insolite à ces nouveaux souffles.
► Pourquoi « insolite » ?
♦ Eli Finci, le très estimé rédacteur en chef, critique littéraire et dramatique à l’éminent passé communiste, avait introduit à la fin du magazine une rubrique faite de brèves qui donnaient un aperçu des événements littéraires et culturels en Europe – et de l’Ouest et de l’Est. Ces courtes notes étaient rédigées par Finci en personne, avec clarté et précision, et à travers elles il était possible de se représenter tant soit peu des événements qui nous paraissaient inaccessibles. À cette époque, hormis les hommes politiques, personne n’allait à l’étranger, même eux voyageaient rarement car notre pays, la Yougoslavie, était décrié tant à l’Est, en Union soviétique, qu’à l’Ouest, en Angleterre, en France, dans les deux Allemagne, et dans tous les autres pays d’Europe occidentale. Et soudain, plutôt interloqués, nous avons pu suivre dans les notes de Finci, mois après mois, les événements majeurs de la vie culturelle dans les capitales européennes. Avec cette précieuse brèche, Finci nous a offert une ouverture sur le monde culturel de l’Europe, ce que personne, à ma connaissance, n’a jamais rappelé, encore moins observé et interprété, alors que ces notes constituaient l’un des premiers signaux indiquant que la société yougoslave se détournait quelque peu du réalisme socialiste, dogme idéologique immuable, et s’engageait sur une voie nouvelle, conditionnellement nouvelle, dans le sens d’une vision moderne et du monde et de la société. Ces changements étaient en grande partie imperceptibles, mais tout le monde les reconnaissait – ceux qui s’opposaient à eux comme ceux qui s’impatientaient de les voir advenir. Pendant l’hiver 1953, et pour la première fois, je suis allée à la rédaction de Književnost remettre au camarade Finci une nouvelle que j’avais écrite.
Mon futur époux, Miodrag Protić, un nom déjà en vue dans le monde des journalistes de radio Belgrade, me tient le bras ; je suis morte de peur. Chaque jeudi après-midi, au premier étage du 16, place Terazije, la rédaction du magazine au grand complet reçoit les visiteurs venus lui soumettre leurs manuscrits. En ce lieu célèbre se réunit l’élite littéraire de Belgrade ; débutante anonyme, je me demande ce que je fabrique ici, ce qui m’a pris de venir. Je suis sur le point de tourner les talons au plus vite, mais Mimi [Miodrag Protić] me propulse tout bonnement dans la grande salle où j’aperçois tous ces géants, de Oto Bihalji-Merin à Staša [Stanislav] Vinaver, Duško [Dušan] Matić, Božidar Kovačević, et bien d’autres encore que je ne peux reconnaître dans cette réalité vivante ! Et que se passe-t-il ? Tous se lèvent comme un seul homme et, incroyables de bienveillance, affables, accueillent une jeune inconnue, la forcent à s’asseoir parmi eux et à les écouter tranquillement, mais non elle n’est pas pressée, ils se déclarent ravis de son entrée sur la scène littéraire, disent même – ce que je n’arrive pas à croire ! – que nombre d’entre eux ont lu ma première nouvelle Parče [Le Morceau] publiée dans le nouveau journal pour la jeunesse Mlada kultura [Jeune Culture]. Ceux qui l’ont lue, tel Oto Bihalji-Merin, considèrent que c’est là l’expression d’une voix nouvelle dans notre littérature, un thème littéraire foncièrement nouveau, traité d’une manière foncièrement nouvelle… Mon cœur bat à tout rompre, je tremble au point que je n’ose regarder ces immenses créateurs qui s’adressent à moi, jeune fille de dix-neuf ans, avec sérieux, avec respect, qui m’apportent leur soutien après mon coup d’essai en littérature ! Souriant, Staša Vinaver lève un index menaçant car il a vu que je m’apprête à filer et, posant sa main sur mon épaule, me dit : « Mais enfin, mon enfant ! Vous ne voyez donc pas que vous allez entrer dans notre littérature par la grande porte ?! » Je suis prise de vertiges… on le serait à moins ! Le mage Vinaver a tout deviné : deux mois plus tard, dans la livraison d’avril de Književost, Eli Finci publiera la nouvelle que j’avais laissée sur son bureau en m’éclipsant de la rédaction : avec Tapete [La Tapisserie], je suis entrée par ladite grande porte de notre littérature, et ce, aisément, sans entraves ! Je me dis aujourd’hui que ce genre d’« entrée » était à l’époque possible car tous lisaient tout avec passion, et de la première à la quatrième de couverture le seul magazine de Belgrade ; portés qu’ils étaient par le besoin de revivifier notre culture, ils discutaient de toutes les contributions, des nouveaux livres qu’ils soumettaient à leur jugement critique, s’enthousiasmaient devant ce qui leur paraissait nouveau et moderne ! Et mes Tapete sont de fait apparus tel un texte littéraire nouveau et moderne, un ton nouveau en littérature, ce dont on a énormément parlé ! Pareille époque est aujourd’hui inconcevable, ce temps semble tenir d’une fable, du rêve parsemé de clinquantes paillettes d’un lointain âge d’or qui n’a jamais eu d’existence ! Il a pourtant bel et bien existé, très brièvement, hélas. Uniquement alors, jamais plus ensuite.
Miodrag Protić
► Les historiens de la littérature soulignent surtout le discours de Krleža à l’automne 1952 comme étant celui qui a imprimé le mouvement.
♦ On sait depuis longtemps que la rupture, la marche vers la liberté de la culture, vers une certaine liberté de pensée dans le domaine de la culture, s’est produite à l’été 1952 quand Miroslav Krleža – sur proposition du maréchal Tito, estime-ton – a écrit, rédigé son célèbre exposé sur le thème de la liberté de pensée dans les pays socialistes. Il y a un an environ, j’ai relu cet exposé, à vrai dire pour la première fois dans son intégralité, car nous n’en connaissions que les larges extraits publiés dans les journaux qui, il y a exactement soixante ans, avaient suscité notre enthousiasme ! Aujourd’hui, ce long texte me fait l’effet d’un minutieux collage des représentations désuètes des mouvements modernes dans l’art du XXe siècle, mais l’audace idéologique fondamentale de Krleža se situe dans le fait qu’il parlait bel et bien des arts modernes, que leur existence était reconnue, et qu’il est possible de considérer leur éventuelle importance aussi pour les arts nés pendant les époques du socialisme. Mais ce murmure voilé de Krleža sur la valeur des libertés idéologiques représentait pour nous tous qui nous sentions jeunes écrivains, peintres, musiciens – bref, jeunes artistes – une forme de proclamation tonitruante des libertés artistiques pour lesquelles une brèche était désormais ouverte. Avec cette brèche dans laquelle l’art pouvait s’engager, des changements sont aussitôt apparus dans tous les domaines de la création artistique : d’abord en peinture, puis en littérature, musique, théâtre. En février 1953, par exemple, Igor Vassiliev a ouvert sa première exposition place Terazije : elle a été vécue comme un véritable tournant, comme un véritable saut dans ce qui se faisait de plus contemporain en matière de peinture en Europe de l’Ouest. Une opinion bien évidemment excessive, mais il fallait tenir compte aussi des outrances dans le combat mené pour l’expression des arts modernes. Quelques années plus tard, Sveta Lukić devait conclure que nous qui nous étions insurgés en faveur de la liberté de pensée et de parole, n’avions pu obtenir que « ce que les politiques avaient daigné nous accorder, nous concéder ». Ce qui est exact, mais que nous en l’ayons pas compris alors que nous menions notre combat est une bonne chose car nous aurions baissé les bras et arraché une liberté moindre. Mais ce qui a été gagné, au prix le plus souvent de grands efforts et d’un nombre conséquent de victimes, n’est nullement à négliger.
Miroslav Krleža
La fin des années 1950 et toute la décennie suivante ont été marquées par des avancées et des succès extraordinaires dans tous les domaines de la création artistique, tant serbe que yougoslave. Dans l’art du socialisme yougoslave, comme l’a montré en visionnaire [Zuho] Džumhur dans l’un de ses dessins, toutes les fleurs devaient s’épanouir dans tout leur éclat – et ce fut là, de fait, notre grande victoire ! Tous savions que le travail artistique de chacun d’entre nous était surveillé par la magnifique police yougoslave – je dirais même que cela tombait sous le sens ! – mais personne n’en avait cure.
► Comment saviez-vous que vous étiez sous surveillance policière ?
♦ Je dois dire que nous n’en avions pas l’absolue certitude mais l’indubitable sensation. Chez moi, dans la maison qui abritait deux familles cataloguées familles d’ennemis de l’État et de traîtres – c’était ainsi qu’étaient stigmatisées mon père, le kvisling[1] Velmar-Janković, et mon oncle, Lazar Teokarović, industriel et collaborateur de l’ennemi –, nous savions très bien que l’on était à épier chacun de nos pas, chacune de nos paroles. Ce qui n’était guère difficile à découvrir car, de 1945 à 1952, chaque soir, nous savions que devant notre immeuble 26, rue Gospodar-Jevremova, était planté un homme en manteau de cuir qui ne quittait pas nos fenêtres des yeux. Et ainsi, jour après jour, de mois en mois, d’année en année, un homme était là – toujours le même nous semblait-il, alors que c’était impossible – à nous observer tandis que nous l’observions. Ce, au point que nous avions fini par nous familiariser à lui, par ne plus prêter attention à cette présence qui nous rappelait en permanence : « Prenez garde à ce que vous faites, l’œil qui vous regarde est là ! » Tout le monde était au courant, personne ne nous rendait visite hormis notre gentille Katica qui, avant la guerre, était employée chez nous comme cuisinière, une cuisinière hors de pair. Qu’un agent de la police la surveille, Katica s’en fichait, son seul souci était que nous, les enfants d’une maison pointée du doigt, ayons de quoi manger ! Et elle nous apportait, habilement dissimulée, de la nourriture qu’elle se procurait à Ruma, auprès de proches parents. L’histoire de la surveillance policière de notre maison s’est terminée de manière inattendue : personne, aucun d’entre nous, n’a remarqué à quel moment « notre » agent a été relevé de ses fonctions ! Et chose incroyable, tous avons été peinés de ne plus le voir ! Car il était notre chien de garde ! Et mon oncle, remis en semi-liberté en 1952 et autorisé à visiter sa famille chez nous, le dimanche, s’est demandé, stupéfait, pourquoi et comment notre gardien pouvait nous manquer… Nous avions complètement perdu la tête ou quoi ?!
► La question se pose : ce qui se passait en littérature ces années-là était-il un authentique réflexe aux événements se produisant dans le monde car, jamais, à l’exception de quelques cas individuels, nous n’avons pas réussi à focaliser l’attention sur nos extraordinaires poètes et prosateurs, à la différence, par exemple, des Polonais ?
♦ Dans un État constitué de six républiques où chacune menait son propre combat pour la liberté de l’art, il était difficile d’espérer que l’on se livre à un examen à tout le moins cohérent des artistes qui avaient réalisé les plus belles œuvres, et ce, dans toutes les républiques. Quand, en Pologne, il s’est agi de présenter à l’Europe les plus éminents de leurs créateurs, sont accourus à la rescousse ceux qui, hostiles au régime socialiste, résidaient hors des frontières du pays. Pour promouvoir la culture polonaise, tout le monde s’est empressé de donner du sien, indépendamment de tout désaccord idéologique, politique, ou autre ! Chez nous, en Yougoslavie, parmi ses États qui se disaient mutuellement frères, pareille unanimité n’a jamais existé ! Les grandes individualités ont dû tracer leur chemin elles-mêmes – chaque fois que les circonstances s’y prêtaient ! Ils étaient livrés à eux-mêmes, sans soutien aucun de l’État dans leur tentative de percée sur la scène européenne et mondiale. Non, pas le moindre !
► Alors que la langue est plus ou moins la même.
♦ Aujourd’hui encore nous avons absolument besoin d’équipes de spécialistes, linguistes, psycholinguistes, sociolinguistes, de tous ceux à même d’étudier la langue politique qui a perduré de 1945 à 1953, pendant, disons, la première phase du développement de cette langue et de sa sémantique. La seconde, selon moi, débute en cette année 1953 et se poursuit jusqu’en 1961 ou, mieux, 1962, année où Tito prononce son célèbre discours de Split. Ces phases correspondent aux changements politiques qui marquent certains des États socialistes réunis sous la même appellation de Yougoslavie – cette République socialiste fédérative de Yougoslavie qui a grandement modifié sa langue politique d’une phase à l’autre et, ce faisant, modifié les bases idéologiques sur lesquelles elle avait pris forme. La langue conserve le souvenir de tous ces changements et modifications, elle les a tous consignés et serait en mesure de narrer une incroyable saga sur les multiples formes d’existence de la RSFY jusqu’à son effondrement. Et aujourd’hui, après cet effondrement, nous avons dans chacune des six ex-républiques yougoslaves six langues particulières qui sont en réalité – tout au moins, dans trois républiques – les variantes d’une même langue, le serbo-croato-bosniaque qui se ramifie en langues serbe, croate et bosniaque qui existent en parallèle avec le slovène et le macédonien, et qui forment ainsi un cercle linguistique clairement tracé et, de manière singulièrement balkanique, tout aussi enchevêtré.
► Suivre ces changements linguistiques dans la littérature elle-même, et en dehors du contexte social, est-ce possible ?
♦ Peut-être ne serait-ce pas infaisable, mais cela nécessiterait une étude comparative de toutes les formes d’art, et yougoslave et serbe, dans un laps de temps passablement long, recouvrant pour le moins la seconde moitié du XXe siècle. Ce qui sous-entendrait, en outre, l’étude des différentes variantes des différentes langues des différents arts ; ceci dit, apparaîtrait aussitôt la très grande complexité de l’exigence à laquelle devraient se soumettre les chercheurs : il leur faudrait, au premier chef, être de formidables spécialistes dans leur domaine mais, encore, afficher une exceptionnelle témérité car ils auraient à se pencher sur l’histoire de la langue de nombreux arts et aussi sur l’histoire des différentes formes de socialisme dans un seul et même pays, cette Yougoslavie aujourd’hui disparue.
Dans l’une de ces Yougoslavie socialistes, celle de mon enfance, de mes 14, 15, voire 16 ans, il m’est arrivé de tomber follement amoureuse, non pas, d’abord, d’un jeune homme, mais de l’idée d’égalité entre les hommes.
► Une idée, donc, plus vieille que la Yougoslavie…
♦ À la veille de mon premier bac, mon extraordinaire professeur d’histoire, Mme Trajković, m’a recommandé de me pencher sur les premiers penseurs utopistes ; mon intérêt tout particulièrement aiguisé, j’ai immédiatement suivi son conseil. Le premier à m’avoir gagnée, conquise, a été Thomas Moore qui m’a ouverte à la nécessité d’établir l’égalité et la liberté. De Thomas Moore, le père du socialisme utopique, j’ai bien entendu suivi le cours des siècles jusqu’à Marx et Engels, et je me suis rapprochée des idéaux communistes. Mais alors déjà, je me trouvais confrontée, non pas au socialisme utopique qui m’était cher, mais à celui bien réel, sous lequel je vivais, et j’ai senti que ce n’était pas là le socialisme que je me plaisais à imaginer. Néanmoins, je reconnaissais que les temps que nous vivions autorisaient toujours plus l’apparition et l’existence de l’espoir – celui que je, que tu, qu’il, que nous tous, jeunes et vieux, caressions. Dans toutes les classes de la société, tout le monde semblait porté par l’espoir car se restaurait – ou promettait d’être restauré bientôt – ce qui avait été détruit au cours de la guerre. Malgré les difficiles conditions de vie, l’existence était sensiblement meilleure, plus joyeuse et pleine d’allant. Les années 1950 déjà s’écoulaient, la misère n’était plus flagrante, les magasins de la rue Knez-Mihailova semblaient plus richement approvisionnés, « notre monde » – journalistes, écrivains, peintres, acteurs – bouillonnait du puissant sentiment qu’une vie nouvelle, meilleure, était en marche, et pour tous. Je garde de ces années le souvenir d’une époque où un bon esprit imprégnait la culture, d’une époque d’espoir. C’est d’ailleurs le nom dont j’ai intitulé mon nouveau livre, le tome 2 de mes Prozraci [Transparents].
► Peu de gens savent que vous avez composé également de la poésie.
♦ J’ai commencé ma « carrière littéraire » en première année de l’école primaire en écrivant des poèmes. J’en ai composé aussi au début du collège mais, déjà, je les savais de piètre qualité malgré les louanges de mes professeurs, de ma mère, de ma tante dont je respectais le jugement, et, surtout, de mes camarades. Mais au plus profond de moi-même, je sentais que ce n’était pas ce à quoi j’aspirais dans l’écriture même si je n’avais encore aucune certitude quant à mes désirs réels. Quand je me suis tournée vers la prose, je n’ai plus essayé de composer de la poésie. Mais j’ai alors traversé des années de cruelles épreuves, des années de grandes souffrances et de douleur, et tout ce que j’ai pu puiser en moi, c’étaient des poèmes. J’en ai publié certains au début des années 70 dans la revue Letopis matice srpske [Les Annales de la société littéraire serbe], ce que personne n’a remarqué. C’est Bojan Jovanović qui les a retrouvés quand il a analysé mon œuvre littéraire dans le dernier numéro de Književnost, l’été 2009. Il m’a remarquablement étudiée et interprétée, formidablement « cernée », et je me suis trouvée grandie après ce texte : il m’a presque convaincue que je devais avoir une meilleure opinion de moi-même en tant que poétesse.
► Dans la postface à la réédition de Pogled s Kalemegdana [Regard du parc de Kalemegdan], la célèbre étude caractérologique dont votre père [Vladimir Velmar-Janković] est l’auteur, vous citez le « jugement » porté par Marko Ristić ou, plus exactement, la condamnation prononcée à son encontre, condamnation qui a, en quelque sorte, scellé l’impossibilité pour votre père d’envisager tout retour en Serbie. Après tant d’années, avez-vous en vous-même pardonné à Marko Ristić cette posture ?
Regard du parc de Kalemegdan, 1938
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Vladimir Velmar-Janković
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♦ Nullement, car je la considère indigne de Ristić lui-même : il se voyait, et se présentait, en juge moral suprême, et j’ai considéré que tous les jugements qu’il a portés sur ses adversaires politiques – qu’il tenait dans le même temps pour des adversaires du pouvoir communiste en place – étaient des sentences avant tout politiques plutôt que morales. Il s’était arrogé le droit, en les prononçant, de dénier à ses adversaires tout rôle joué tant dans le domaine de la politique que de la culture, et ce, quand ces derniers étaient déjà genoux à terre, face à leur destin. Je ne trouvais à cela aucune justification : en leur temps, ces personnes avaient eu un rôle majeur dans notre culture. Par ailleurs, et je ne m’en cachais pas, j’admirais Marko Ristić l’essayiste, j’appréciais ses expérimentations surréalistes en matière de langue, sa pensée brillante, son expérience de l’avant-garde littéraire du XXe siècle que je sentais très voisine de la mienne. Tout en me l’appropriant en tant qu’écrivain, je l’exécrais en tant que juge moral sans équité ni vergogne. Et lui, lors d’une rencontre, homme redoutable s’il en était, sentant ma faiblesse à son égard, m’avait prise de haut. Furieuse, je m’étais aussitôt retirée. Et voilà qu’un jour, imaginez donc, je reçois une invitation à prendre le thé en compagnie de mon mari chez Marko et Ševa Ristić. Je supposais que l'épouse de Ristić, qui avait fréquenté ma mère dans les années 30, était à l’origine de cette rencontre. Nous avons passé une magnifique soirée, notre hôte se montrant aimable, charmant, d’une douceur de velours ! Il m’a offert la collection complète Nadrealizam danas i ovde [Le surréalisme aujourd’hui et ici] que je conserve précieusement. Il m’a entretenue de Breton et des autres célébrités du surréalisme parisien, avec une cordialité et une chaleur difficilement imaginables, maniant l’ironie à ses propres dépens et témoignant une incroyable bienveillance à celle que j’étais, selon expression, un risible vermisseau de femme emberlificotée dans les idéaux de gauche et incapable de s’en dépêtrer. Ce soir-là, il m’a « gagnée », j’étais fière d’être restée des heures chez eux à échanger sur le mode amical pensées et convictions. J’ai très vite compris qu’il espérait me voir rejoindre ses jeunes suiveurs littéraires, devenir son soldat, ce à quoi je me refusais absolument ! Je suis restée à l’admirer à distance, à me dresser contre lui intérieurement, souvent avec aigreur mais toujours en silence, à éviter de me trouver dans ses parages.
► Quels souvenirs gardez-vous de Stanislav Vinaver ?
♦ Je le revois devant moi, bon gros débonnaire, grand ours chaleureux et véritable encyclopédie ambulante. Quoique plus si jeune déjà, j’étais convaincue qu’il n’y avait rien que Staša [Stanislav] pût ignorer, aucun domaine de n’importe quel art ou science qu’il ne possédât pas au plus haut point. Stanislav Vinaver était et demeure pour moi une merveille d’esprit humain, de savoir, d’illumination spirituelle. À l’Association des écrivains dont je suis devenue membre (pour mon âge très vite et très tôt), je supportais mal de voir les plus jeunes regarder le « camarade Vinaver » en ricanant, le tenir pour un vieil imbécile, guetter l’instant où ils pourraient rire de lui à tout rompre. Quand le père Staša prenait la parole, il parlait longuement et vite sur des thèmes dont les jeunes « bien comme il faut » ignoraient tout et, surtout, ne souhaitaient rien connaître, la jeunesse littéraire se donnait des bourrades et, épouvantée, me regardait rester à proximité de lui – la seule attitude pour moi possible. J’assistais régulièrement aux réunions de l’Association qui était encore et toujours rigide politiquement, et j’ai compris que personne ne se souciait d’écouter Vinaver, pas même les écrivains plus âgés, pas même le grand et estimé Ivo Andrić qui se montrait taciturne, le visage constamment fermé, et que je trouvais alors déplaisant.
1 Stanislav Vinaver
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Ivo Andrić
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► « Déplaisant » ?
♦ Oui, déplaisant. Il me semblait chercher à mettre une grande distance entre le reste de l’espèce humaine et lui, vouloir se cacher, se couvrir d’invisibles membranes afin de rester inaccessible – et cela se sentait parfaitement. Il distillait ses mots avec froideur, et quand il venait à prendre la parole, il s’efforçait délibérément – j’en suis certaine – de se garder de tout charme. Plus tard seulement, j’ai découvert une tout autre personne, et quand je me suis mise à le lire sérieusement, je me suis sentie comprendre mieux le monde, les hommes, lui, et moi-même.
► Comment expliquez-vous la rigidité idéologique de Marko Ristić ?
♦ Je me consacre depuis longtemps à notre XIXe siècle où j’ai, à maintes reprises, rencontré Jovan Ristić, pour nombre d’historiens le meilleur homme d’État que nous ayons jamais eu. Je n’ai guère eu de difficultés pour découvrir maintes similitudes entre Jovan et Marko Ristić, entre le grand-père et son petit-fils. Tous deux étaient des êtres semblablement réservés, rigides, désagréables et arrogants vis-à-vis du reste du monde quand ils ne voulaient pas apparaître différents, les deux illustres Ristić étaient très érudits et des bourreaux de travail. N’oublions pas non plus que fils de paysans pauvres, Jovan Ristić était parti étudier à l’étranger en opanci[2] et qu’il en est revenu titulaire d’un doctorat, mais toujours aussi seul, toujours aussi peu sociable, toujours aussi désargenté. Son ascension vers les sommets du pouvoir et de la puissance aura été pénible, accablante ; mais, doué d’une grande intelligence, il était fin manœuvrier en matière de diplomatie, et il aimait profondément son pays. Son petit-fils Marko est entré dans la vie avec, comme acquis, l’incontestable renom et la fortune de son grand-père ; cependant, quoique exempt des difficultés et des efforts qui guettent tout enfant pauvre, ambitieux et avide de savoir, il cultivait ces traits visiblement hérités de son grand-père : la rigidité et l’inaccessibilité. Je suis persuadée que Marko Ristić affichait cette rigidité dès lors qu’il n’avait pas l’absolue certitude de se trouver sur le terrain de ses véritables convictions, notamment en Yougoslavie socialiste, et surtout après 1948, l’année de Goli otok[3]. Plus l’idéologie devenait chez nous inflexible, plus la rigidité de Marko Ristić s’accentuait. Et elle s’est révélée dans toute sa cruauté quand il a dressé cet acte d’accusation contre les collaborateurs de l’ennemi, les kvislings et autres ennemis du peuple, qui fut publié le 28 novembre 1944 dans Politika. Cet acte semble rédigé par un policier impitoyable, un juge intouchable, un homme à la conscience immaculée. Mais à l’époque, il se chuchotait dans le Belgrade « bourgeois » que Marko avait pourtant la conscience entachée, d’où, peut-être, l’inclémence dont il faisait preuve : il n’avait pas – pas un seul jour – participé à la lutte de libération nationale, mais passé l’intégralité de la guerre à Vrnjačka Banja, tranquille comme Baptiste sous l’occupation allemande et avec ses rigoureux critères moraux.
Jovan Ristić
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Marko Ristić
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► Des critères qui privent la posture dont nous avons parlé de tout fondement moral. Petit à petit nous en venons au thème de la moralité dans l’art…
♦ C’est un thème ancien que celui du rapport entre idéologie et moralité, entre politique et éthique, mais au XXe siècle, les vainqueurs des Première et Deuxième Guerre mondiales lui ont donné des connotations idéologiques nouvelles. Si nous envisageons l’exclusivisme politique de Marko Ristić, nous savons qu’il repose sur la victoire morale de l’armée de libération nationale et sur la force politique du maréchal Tito dont le plus illustre commandant en chef pendant la guerre fut le général-colonel Koča Popović, par ailleurs ami intime de Marko Ristić et membre parmi les plus éminents du groupe surréaliste de Belgrade dirigé par Marko Ristić. Je pense que viendra bientôt le temps où il sera utile de juger de manière dépassionnée, libérée de tout préjugé politique, l’activité de Marko Ristić, extraordinaire écrivain et critique idéologiquement sectaire, intolérant, de la littérature serbe de la première moitié du XXe siècle. J’espère que la chose se fera et que dans un futur quand bien même lointain, il sera possible de juger, d’évaluer notre littérature et notre art en dehors de toute opinion politique et idéologique préconçue, en dehors de toute forme de sectarisme, mais, surtout, sur la base de documents et autres matériaux historiques. Je ne serai alors plus de ce monde, mais je me demande avec grand intérêt quel regard les futurs critiques littéraires porteront sur, par exemple, Tri mrtva pesnika [Trois poètes morts], l’essai dans lequel Marko Ristić, avec l’inclémence du tribunal moral, nie toute qualité littéraire à ces grands poètes que sont Paul Éluard, Miloš Crnjanski, et Rastko Petrović – tous trois ses amis en leur temps, mais avant leur « déchéance morale » au cours de la Seconde Guerre mondiale.
► Depuis trop longtemps on évoque la nécessité d’un réexamen, d’une réévaluation de l’histoire de la littérature et, plus généralement, de l’art. Selon vous, jusqu’à quel point serait-ce possible dans le contexte social et géo-poétique actuel ?
♦ Le haut degré d’impartialité dans l’évaluation de la littérature et de l’art témoigne que la culture et la civilisation ont atteint le degré supérieur de leur développement. Ce processus s’accomplit au cours de l’évolution sociale avec infiniment de lenteur, par paliers, mais à la condition que ne survienne aucun cataclysme, qu’il soit provoqué par des troubles politiques, des révolutions, ou des guerres. Ici, dans notre région des Balkans, il nous faut être prêts à attendre longtemps avant que de telles conditions soient réunies, avant que notre culture arrive à sa pleine maturité et sous toutes ses formes. La chose est donc pour nous encore prématurée.
► Pourquoi ?
♦ Parce que nous avons encore, manifestement, bon nombre de critiques et de juges que l’idéologie enflamme, qui continuent d’étudier certains documents historiques de manière outrancière tout en en passant d’autres sous silence parce qu’à leurs yeux contraires aux idéaux ou à la vision qu’eux défendent. Je viens de refermer un livre que je n’ai pas lu quand j’aurais dû le faire et que j’estime aujourd’hui illustrer l’une des manières possibles de juger l’histoire de notre temps, et spécialement celle de la Serbie du XXe siècle. Il s’agit de l’ouvrage de Dimitrije Mita Đorđević, l’un des meilleurs historiens que nous ayons eus, véritable successeur de Slobodan Jovanović. Il a publié trois livres de souvenirs intitulés Ožiljci [Cicatrices] qui m’ont véritablement conquise. En 1956, il a soutenu une thèse de doctorat dont le sujet était l’annexion de la Bosnie-Herzégovine en 1908, et ce volumineux travail de recherche n’a pas trouvé de continuateur, aucun jeune historien pour essayer de le compléter, voire de le dépasser. Tout en préparant sa thèse, Đorđević était fonctionnaire à I’institut d’histoire de Belgrade, révélant une force exceptionnelle pour surmonter les épreuves pénibles qu’il lui avait fallu subir précédemment dans la vie. Né en 1922 dans une famille bourgeoise exceptionnellement riche, homme d’aptitudes ayant reçu une bonne éducation, il a plongé dans les événements de la guerre sitôt après l’agression perpétrée par le Reich allemand contre le royaume de Yougoslavie. Vu son appartenance au mouvement de Draža Mihailović, il a été incarcéré à la prison de Banjica, puis à Mauthausen jusqu’à son retour, miraculeux, au pays. Surmontant les incroyables souffrances qu’il avait traversées, et après une courte convalescence dans la maison de ses parents, il a de nouveau rejoint le mouvement tchetnik au sein duquel il a combattu jusqu’à la fin de la guerre. En 1945, bien évidemment, il a été jeté dans un camp, puis dans les pénitenciers du nouvel État socialiste. Recouvrant la liberté au début des années 1950, il s’est aussitôt remis au travail. Il a étudié, lu jour et nuit dans son désir d’obtenir enfin ce dont la guerre l’avait privé, fait des études universitaires, soutenu une thèse, publié deux volumineuses études, la première sur Milovan Milanović, le grand homme d’État et diplomate serbe que l’on a délibérément jeté aux oubliettes, et l’autre sur l’annexion de la Bosnie-Herzégovine accaparée par l’Autriche-Hongrie en 1908. Quand il est parti en Amérique enseigner à l’université de Santa Monica, Đorđević a beaucoup fait pour qu’en posant un regard nouveau sur les événements de la Seconde Guerre mondiale dans les Balkans et en Europe, on examine les rapports entre tous les participants de cette guerre indépendamment de leurs marques idéologiques et étiquettes politiques. Ses livres et études restent insuffisamment connus de notre grand public, mais je suis certaine que nos futurs historiens les étudieront très scrupuleusement.
► Récemment, j’ai lu le texte de Dejan Ilić sur Prijatelji [Les Amis, publié en français sous le titre Ces deux hommes], le roman de Slobodan Selenić. Il affirme que Selenić, entre autres, y souligne les stéréotypes négatifs sur les Albanais…
Slobodan Selenić
♦ Je ne crois pas être grandement dans l’erreur en affirmant que l’écrivain Dejan Ilić est plutôt proche de ce groupe de jeunes créateurs qui se battent passionnément pour que les idéaux et mouvements antinationalistes et antitraditionnalistes l’emportent en littérature et dans la culture. Ce groupe est constitué d’acteurs culturels intelligents et éduqués, mais comme ils s’efforcent d’apparaître dans leur action comme hostiles à tout compromis, il n’est pas rare qu’ils donnent dans l’outrance en accentuant justement le côté exagéré et l’iniquité de leurs jugements et estimations politiques, idéologiques, qui paraissent le plus souvent dans Beton [Béton], le supplément du quotidien Danas. Leur ardeur polémique me rappelle fréquemment celle que nous avons connue chez tous les hommes de gauche, en particulier communistes, pendant l’entre-deux-guerres dans leur lutte pour l’avènement d’un monde nouveau, meilleur. Il arrive ainsi que les insurgés enflammés de Beton s’en prennent à tout ce qui leur paraît serbe, pour ne pas dire grand-serbe, ou, disons, antialbanais, à tout ce qui procède d’un « étalage de convictions nationalistes ». Cette passion peut quelquefois apparaître acariâtre, ridicule, voire même sans objet. Jamais l’idée ne m’a effleurée que Selenić, dans son roman, pouvait avoir eu l’ombre d’une intention de souligner les stéréotypes négatifs au sujet des Albanais, ce qui ne signifie pas pour autant que le lecteur contemporain, surtout né alors que Selenić écrivait son livre sur la possibilité d’une amitié entre un Serbe et un Albanais, ne puisse à une époque où sont survenus des changements essentiels au sein de la société, envisager ce livre sous un angle différent, autre. Pour ma part, je trouve, disons, intéressant que l’idée de nation – à bien des égards remise en question dans la seconde moitié du siècle dernier – revienne par la petite porte dans la galerie des idéaux européens qui sont de nouveau à la mode, pour ne pas dire « fashion ». Vous arrive-t-il, ne serait-ce comme moi, à l’occasion, de regarder les grands matchs de football qui se déroulent dans n’importe quel pays étranger ? Les stades sont bondés de supporteurs passionnés, au visage souvent peint aux couleurs du drapeau du pays dont les représentants disputent une partie, livrent bataille pour que leur nation l’emporte ! Du stade en ébullition montent les clameurs d’encouragement aux « nôtres » ! En cas de victoire, la nation est en liesse ! En cas de défaite, elle porte le deuil ! L’idée de nation se modifie de plus belle, mais en catimini, dans des stades pleins à ras bord !
► Ne vous semble-t-il pas que la récente déclaration de la chancelière allemande Angela Merkel selon laquelle le multiculturalisme en Allemagne est un échec a suscité des réactions d’une faiblesse, d’une mollesse surprenantes ?
♦ En toute franchise, j’ai été passablement déroutée, consternée, par l’audace de cette déclaration : la chancelière a jugé bon de faire l’aveu à sa grande nation que le projet de multiculturalisme auquel tous les gouvernements allemands, surtout depuis la chute du Mur de Berlin, se sont consciencieusement attelés, qui plus est, en investissant de grandes sommes d’argent, se soldait purement et simplement par un échec ! Le multiculturalisme n’a pas pris ! Il n’a pas pris dans l’un des pays les plus riches, les plus puissants d’Europe, l’Allemagne ! Angela Merkel assène cette vérité, et dans leur grande majorité les gens gardent le silence, l’écho est très faible. Pourquoi ? Parce que tous ceux qui conservaient ne serait-ce qu’un infime espoir de voir l’idée de vérité subsister dans cette Europe fallacieuse savent que Mme Merkel a dit l’absolue vérité. L’idée de multiculturalisme n’est que l’un de ces rêves européens qui ne peut et ne pourra se réaliser ! En tout cas, pas aussi rapidement qu’on le supposait jusqu’alors.
► Le problème est que le multiculturalisme se contextualise idéologiquement.
♦ C’est tout à fait possible : le contexte peut s’enrichir ou s’appauvrir comme on ajoute ou retranche à tout compte.
► Revenons à l’histoire serbe. Jusqu’à la désintégration de la Yougoslavie et après la chute du communisme et de l’empire soviétique, cette histoire est-elle enfin racontée de manière adéquate ?
♦ Je n’en ai pas l’impression. Aucunement. Il reste à observer cette histoire et à la raconter de différents points de vue, y compris à partir de sources historiques inconnues jusqu’ici, de documents diplomatiques yougoslaves et étrangers, militaires et émanant des services de renseignements. C’est un travail colossal qui attend nos historiens, actuels et à venir. Des équipes nombreuses d’historiens. […]
► Voulez-vous dire que la dissimulation systématique de la vérité est toujours de mise ?
♦ Je pense que la dissimulation idéologique et le remodelage de la vérité étaient de mise. Vous remarquerez que j’utilise le passé… Elles ont été mises en œuvre dans tous les États totalitaires du XXe siècle, ce que nous savons très bien aujourd’hui. J’ai essayé de m’opposer à l’une de ces formes de réécriture – certes, minime – mais sans succès, en 2002, en tant que présidente de la commission chargée de la dénomination des monuments, places et rues. Cette commission réunissait des personnes dotées d’une connaissance remarquable de l’histoire de Belgrade, vraiment dévouées à leur tâche, et ces réunions furent les seules dans ma vie auxquelles j’ai pris plaisir à participer. Nous savions travailler de concert et même prolonger nos réunions pour nous attacher aux questions liées à l’aménagement de la ville. Nous cherchions de quelle manière appliquer notre idée commune : attribuer les noms d’acteurs éminents de la lutte de libération nationale et de la reconstruction d’après-guerre aux nouvelles et vastes artères et places de Novi Beograd, la ville nouvelle à laquelle ces acteurs appartenaient, et redonner aux rues du centre-ville les noms de personnalités de périodes historiques plus anciennes, noms qui avaient disparu en 1946 quand les rues de Belgrade avaient été débaptisées. Nous sommes entrés en conflit avec un membre de l’équipe municipale d’alors qui, se méprenant totalement sur notre projet, a vu une tentative visant, aujourd’hui, à effacer les noms de combattants dignes d’éloges dans la lutte contre le fascisme et de représentants du nouvel ordre socialiste. Nous avons répété, mais en vain, que telle n’était nullement notre intention, qu’au contraire nous n’avions pour seul désir que de procéder, autant que possible, à une distribution plus équitable des noms de tous ceux qui avaient œuvré à l’existence historique de notre État et de son peuple au cours de toutes les périodes de son existence et de son histoire : notre souhait était que soient conservés dans les parties les plus anciennes de la ville les noms des personnalités célèbres qui, en leur temps, contribuèrent à la notoriété et à la culture de notre vieux passé historique, et que dans l’éclat des nouveaux espaces municipaux et rues de Novi Beograd resplendissent le nom de ceux qui avaient permis sa sortie de terre et sa construction après la Seconde Guerre mondiale. Rien n’y a fait ! On nous a accusés de chercher subrepticement à gommer toutes les valeurs de la lutte de libération nationale et à promouvoir celles, douteuses, de notre passé historique ; on m’a incriminée personnellement – ou, plutôt, mon père ‒, j’ai été la cible d’accusations pour moi depuis longtemps familières, et j’ai sur-le-champ remis ma démission de la présidence de la commission. M’a réellement bouleversée le fait qu’en 2002, dans une démocratie qui se consolidait, ceux qui, tout en jurant par elle, étaient incapables d’accepter qu’il pût exister des personnes publiques désireuses, non et à aucun prix, de balayer les mérites historiques de quiconque mais, tout au contraire, de les souligner dans un nouveau contexte historique. Les vieilles matrices des vieilles convictions idéologiques se sont révélées plus fortes que les aspirations aux changements. Ou serait-il plus exact de dire qu’elles étaient alors plus fortes, et qu’elles le demeurent au jour d’aujourd’hui ?
► Venons-en à cette expression que votre père Vladimir Velmar-Janković utilise dans son essai Pogled s Kalemegdana : l’homme de Belgrade. Comment voyez-vous ce syntagme de la perspective qui est la nôtre aujourd’hui, et que représente, à votre avis, « l’homme de Belgrade » de nos jours ?
♦ Je ne suis pas sûre de comprendre pleinement ce célèbre syntagme utilisé par mon père, ni même de le faire mien dans la totalité de sa signification. Il me semble qu’il possédait une signification beaucoup plus large que celle qu’il peut revêtir aujourd’hui et qui doit être réduite. Il ne fait néanmoins aucun doute qu’il s’entend comme concept grâce auquel peut s’expliquer la durée historique de qui a vécu des siècles sur le sol de Belgrade, d’une ville qui a été le moins longtemps serbe et plus durablement romaine, byzantine, avare, bulgare, hongroise, turque, tout en demeurant serbe, belgradoise. Aujourd’hui, je suis disposée à voir ce syntagme créé par mon père telle une possible vision historique, une représentation du futur de cet homme de Belgrade, une représentation positive à la seule condition qu’il se résolve à reconnaître, à connaître son existence historique, à accepter ce « moi intérieur » sans lequel il ne saurait perdurer en tant qu’ « homme de Belgrade ».
► Votre père affirme que nous ne pouvons découvrir et pénétrer la substance de Belgrade et ce dont elle est l’emblème si nous la contemplons de l’extérieur, en touriste. Et il ajoute :
La ville apparaît dans un singulier, dans un étrange transitoire, sa dynamique est un mouvement de persistance. Ses habitants ont l’âme faite de changements, d’une centaine de volte-face, et recèle quantité de surprises. Ses beautés demeurent inaccessibles à qui ne fait pas halte à ces virages, ses habitants restent incompréhensibles à qui ne va pas vers eux aux bouleversements qui vivent dans leurs cœurs. Qui ne saisit pas là notre homme de Belgrade se fera de lui plusieurs images, chacune peut-être exacte en soi mais sans lien véritable avec les autres. Et il apparaîtra alternativement européen et barbare, occidental et oriental, païen et chrétien, cultivé et primitif, loyal et matois. Aujourd’hui européen éduqué, demain turc cruel, après-demain slave naïf, tsigane insensible, levantin finaud.
C’est donc bien dans la dynamique du changement, culturologique, politique, idéologique, que nous avons une vision plus claire du concept d’ « homme de Belgrade » dont la substance n’a guère changé jusqu’à nos jours.
♦ Maintenant que j’ai récemment terminé Kapija Balkana [La Porte des Balkans], j’oserai dire que je comprends mieux ma ville et son histoire. Quoique j’aie beaucoup appris en écrivant ce livre, il me faut avouer que j’ai conscience d’en connaître encore trop peu, d’où le sous-titre que j’ai donné à cette étude : « Guide rapide à travers le passé de Belgrade ». Tout en suivant Belgrade au fil des siècles, au cours de ses deux millénaires d’existence, je me suis lentement rapprochée de la conviction de mon père : Belgrade sera plus facile à appréhender si on la voit tel un espace de perpétuels changements et bouleversements.
Kapija Balkana / La Porte des Balkans
Belgrade est une porte, non seulement celle que franchissent les diverses armées des conquérants et des perdants, des vainqueurs et des vaincus – et toutes leurs expériences se mêlent, s’unissent et se rompent ‒, mais aussi pour les bâtisseurs qui se donnent à cette ville à la confluence de la Save et du Danube, à cet espace magnifique que l’on peut autant ressentir de manière métaphysique que voir comme preuve de la réalité. Si nous nous limitons aux deux derniers siècles à Belgrade, nous parlons alors d’une population qui a beaucoup changé, d’un transitoire incessant qui a permis à cette ville, une fois définitivement affranchie du pouvoir turc suprême, de connaître une incroyable expansion, de voir exploser l’énergie intérieure des jeunes citoyens serbes. Du début des années 1880 jusqu’à la fin des années 1900, jusqu’aux guerres balkaniques, nous assistons en fait, jour après jour, et trente ans durant, à la prise de conscience d’elle-même de cette population qui accomplit d’authentiques miracles dans tous les domaines de l’activité humaine : art, science, négoce et banque, politique et diplomatie. Se crée alors le meilleur de la Serbie qui, en un court laps de temps, conquiert l’Europe en chaussant des bottes de sept lieues. L’Europe ne pouvait alors s’en rendre compte, mais elle s’en apercevra au cours de la Première Guerre mondiale qui, hélas, dévorera le meilleur du monde serbe cultivé qui disparaîtra dans son combat pour que survive son État nouvellement créé. Je suis convaincue que « l’homme de Belgrade » a acquis une bonne partie de sa solidité morale et de sa force patriotique régénérée au cours de ces trois décennies cruciales, de 1880 à 1912, et que ce sont là les qualités que mon père tenait pour essentielles aussi pour les temps qui feraient suite à ce terrible XXe siècle.
► Dans votre discours de récipiendaire à la SANU[4], vous avez évoqué Isidora Sekulić, et vous avez intitulé ce discours « Isidora, notre contemporaine ». Contemporaine, certes, mais, malheureusement, elle n’est plus parmi nous …
♦ J’espère que c’est une simple impression, car il est impossible qu’un tel esprit ait disparu de notre espace culturel, de notre quotidien spirituel. Ce serait dévastateur en ce qui nous concerne, et je me refuse à prendre cette éventualité pour réelle même si, depuis longtemps, je parle de notre scène culturelle comme du bras mort d’une rivière. En conséquence, il me faut reconnaître que les noms de nos grands créateurs ne résonnent plus autant que nous le souhaiterions, on ne les entend plus dans le murmure de nos voix aujourd’hui. Sont insuffisamment présents, c’est vrai, Isidora Sekulić, Stanislav Vinaver, et Marko Ristić et Rastko Petrović, et Dušan Matić, et même Pekić et Kiš, de beaucoup leurs cadets.
Isidora Sekulić
Dans notre bras mort semblent se revivifier les orientations idéologiques, les critiques de la littérature marquées politiquement tant à gauche qu’à droite, nous n’avons tiré aucune leçon des erreurs d’autrui dans les multiples luttes menées pour promouvoir ou combattre les idéologies du XXe siècle – non, nous n’avons rien appris du tout. Entre-temps, dans les magazines littéraires et artistiques, la vie semble s’être éteinte, les polémiques véritables ont disparu – je veux dire que c’en est terminé des confrontations d’idées et de convictions hormis celles, politiques, visant à s’assurer un hypothétique succès ou subir un plus hypothétique encore insuccès. Il est vrai que je consulte insuffisamment les blogs sur internet, peut-être est-ce cette forme d’expression anonyme de convictions personnelles qui se trouvera confortée dans le futur. Qui sait ?
► Malheureusement, même ces voix très à part et de très grande qualité sont, de chaque côté, écoutées et suivies de manière sporadique et superficielle.
♦ Je suspecte la superficialité d’aller en parallèle avec le travail sur internet dont tous dépendons et qui conditionne à la fois notre mémoire et notre oubli. Il y a une dizaine d’années, les ingénieurs en informatique versés en philosophie et en psychologie ont pointé la manière différente dont on se rappelle les renseignements glanés sur internet et ceux puisés dans les études scientifiques imprimées sous forme de livres. Disons que, portés à la superficialité, nous ne remettons pas en cause les catégories de notre mémoire historique – comme cela se fait dans les grands centres éducatifs européens. Poser cette question, l’analyser, est indispensable avant de nous lancer dans l’interprétation détaillée du matériau historique qui complète et limite l’existence de l’État serbe au cours des deux derniers siècles.
► Vu votre travail, autrefois, d’éditrice au sein de la maison d’éditions Prosveta ‒ et parmi vos publications importantes je ne citerai que Baština [Patrimoine] ou les premiers livres des postmodernes serbes aujourd’hui prosateurs de premier plan ‒, pouvez-vous établir un parallèle avec la situation actuelle de l’édition en Serbie ?
♦ À l’époque actuelle, l’édition a beaucoup changé par rapport aux années où je travaillais dans cette grande maison d’éditions qu’était Prosveta. Ce qui se comprend compte tenu, surtout, des importants bouleversements survenus ces vingt dernières années dans la vie sociale, politique, économique. M’appuyant sur mon expérience passée d’éditrice, je ne saurais dire comment je me débrouillerais dans les conditions nouvelles de l’édition que met en mauvaise posture par la progression soudaine de la numérisation. Ces activités indispensables qu’étaient la lecture et la correction dans la forme précédente sont elles aussi, dirait-on, réduites à leur plus simple expression, ce qui est fréquemment perçu comme une lacune. De la même façon, ce qui avait jadis pour nom « politique éditoriale » a pratiquement disparu. Notre marché du livre est en proie à un assez beau chaos : excédent de livres et, semble-t-il, déficit de nouveaux lecteurs.
► Vos livres sont traduits dans de nombreuses langues. Avez-vous une vision aussi peu nette de l’édition à l’Ouest ?
♦ À l’Ouest également l’édition est en crise, mais on ne cherche pas à se voiler la face. Il semble, au contraire, que l’on tâche de conserver, de préserver le livre coûte que coûte, surtout qu’une édition numérique est déjà à un prix égal, voire toujours plus élevé à celle classique. C’est déjà une évidence pour tout le monde : les jeunes lecteurs, lycéens, étudiants, optent pour un livre tiré d’une bibliothèque numérique car ils peuvent enregistrer la bibliothèque toute entière sur leur liseuse électronique et l’emporter lors des vacances. Il faut nous faire à l’idée qu’aujourd’hui, la lecture correspond à un choix pour chaque lecteur car la possibilité lui est donnée de choisir un livre dans la forme qui lui convient le mieux. Les grandes maisons d’éditions européennes, tel Gallimard à Paris, se préparent, disons, intensivement, à la nouvelle ère qui s’ouvre dans l’édition.
► Dans le discours que nous avons évoqué, vous citez Isidora Sekulić et sa vision passablement pessimiste du futur.
♦ J’avouerai partager en grande partie son pessimisme face à l’avenir. M’inquiètent autant qu’elle la montée subite chez l’homme de l’égoïsme, de l’indifférence face à la douleur et à la souffrance des autres, d’une forme d’insouciance superficielle, de l’acceptation sans réticence du mensonge sous toutes ses formes, du manque d’empressement à prêter attention aux voix de notre monde intérieur autant qu’à notre propre pensée.
Il est plus aisé de ne pas trop réfléchir, de ne pas trop ressentir les choses en profondeur – peut-être est-ce là ce que se dit le commun des jeunes qui se préparent à « entrer dans la vie ». Ou, alors, pas ? Peut-être que ce pessimisme, et chez Isidora Sekulić et chez moi, est le fruit des réflexions que se font les gens bien avancés en âge déjà ! L’extrémité se rapproche, la fin de vie est là, et la pensée s’assombrit ? J’aimerais qu’il en soit ainsi.
Tara, mai 2011 – Belgrade, mars 2012.
Traduit du serbe par Alain Cappon
[1] D’après le patronyme de Vidkun Quisling, chef du gouvernement collaborationniste norvégien après l’invasion de la Norvège par les troupes allemandes, terme péjoratif, injurieux, synonyme de traître, de collaborateur de l’ennemi. (Note du traducteur.)
[2] Opanci (opanak, au masculin singulier) : chaussures plates que portaient les paysans serbes.
[3] Île de l’Adriatique. « Goulag » titiste où furent incarcérés les communistes yougoslaves demeurés fidèles à l’URSS et à ses alliés après la rupture Tito-Staline.
[4] Srpska akademija nauka i umetnosti : L’Académie serbe des sciences et des arts.
Date de publication : juillet 2013
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