Jovan Deretić

Nos écrivains et ceux "venus d'ailleurs"

- Extraits -


Obradović by Uroš Predic
Jovan Deretić
(1934-2002)

Le nombre d'écrivains "venus d'ailleurs" dans la littérature serbe est particulièrement élevé. Ce serait même l'une de ses spécificités, et d'autant plus grande que la littérature serbe se range parmi celles à l'identité nationale affirmée, où la conscience de cette identité aura été une constante du développement littéraire. Ce fait n'a cependant pas constitué une entrave à l'émergence, à l'adoption comme serbes des écrivains qui n'étaient pas d'origine serbe. Dans nombre de cas elle ne releva même pas de la simple hospitalité littéraire. À maintes reprises il arriva que des écrivains quasi étrangers apportent un concours significatif à l'articulation de la singularité nationale de la littérature serbe et aussi, dans certains cas, qu'ils deviennent des écrivains serbes de premier plan ; de la même façon, et à l'inverse, des Serbes intégrèrent d'autres littératures et y jouèrent un rôle important, de sorte qu'à l'activité littéraire peut également s'appliquer le principe qui vaut pour d'autres domaines de l'expérience humaine et que nous pouvons formuler par l'aphorisme suivant: "les ‘autres’ deviennent nôtres, et les nôtres ceux ‘d'autres’"  (les guillemets dans ce contexte sous-entendant qu'en littérature n'existent ni totale aliénation ni totale adoption).

Ce rôle insolite d'écrivains "venus d'ailleurs" débuta dès Cyrille et Méthode. Par leurs travaux ils jetèrent les bases sur lesquelles s'est bâtie l'individualité littéraire et culturelle slave du Moyen Âge. En liaison avec le rôle qui fut le leur, des hypothèses sont parfois émises selon lesquelles eux-mêmes étaient slaves ou bulgares d'origine, ce qui, à ma connaissance, ne trouve pas confirmation dans les documents historiques qui ont pu être préservés. En vérité ces documents apportent un autre témoignage. Dans l'apparition historique des Saints Frères existe une certaine dualité : ils étaient Hellènes par leur culture, mais par leur action, à savoir l’œuvre qui leur a valu d'entrer dans l'histoire, ils étaient Slaves ou, plus exactement, ils furent les premiers civilisateurs slaves comme appelés déjà par leurs premiers disciples et considérés dans les époques ultérieures.

[Frères de Salonique, Camblak et Constantin le Philosophe]

L'exemple de Cyrille et Méthode nous offre la clé pour comprendre l'arrivée de nombreux écrivains "venus d'ailleurs" dans la littérature serbe, mais aussi dans d'autres, voire, semble-t-il, non slaves. Entre ce que furent ces créateurs avant leur entrée dans un autre environnement national et ce qu'ils devinrent ensuite existe quelque chose de commun, quelque chose qui a permis une telle "transformation". Arrivé parmi les Slaves, Constantin-Cyrille n'a jamais cessé d'être ce qu'il était auparavant, un Hellène cultivé, qui parlait plusieurs langues dont le slave, et était de la sorte prédestiné pour accomplir ce rôle de missionnaire et propager aux autres peuples la pensée chrétienne, plus exactement l'interprétation hellénique de cette pensée. La mission slave des Frères de Salonique se distingue de celles arabe et khazare qui la précédèrent par le seul fait qu'elle aura porté ses fruits et que sur ses fondements se développerait l'activité littéraire de la majorité des Slaves au cours des siècles suivants et jusqu'au début de l'époque moderne. Grâce à ce succès s'est établie une harmonie entre ses deux identités, culturelle et créatrice, hellénique et slave, si bien qu'ont persisté dans la tradition culturelle tant les Hellènes que les Slaves, ou les Hellèno-slaves ou les Slavo-hellènes.

La base spirituelle commune entre l'hellénisme et le slavisme qu'ils ont établie allait ouvrir la porte de la littérature serbe (ainsi que d'autres littératures slavo-religieuses) à de nombreux érudits grecs. Globalement, il n'y eut pas de mouvement inverse du fait de la différence de niveaux culturels entre les Grecs et les Slaves orthodoxes ainsi que du caractère traditionnellement renfermé de la tradition littéraire hellénique.

Sur les mêmes bases s'est bâtie une seconde communauté, celle culturelle et linguistique des peuples slaves qui adoptèrent l’œuvre des Frères de Salonique. Elle aura permis de multiples échanges littéraires entre les contrées slaves. Les écrivains érudits passaient d'un environnement à l'autre sans ressentir une altération quelconque de leur identité culturelle. Par leur truchement s'est établie une communication littéraire immédiate entre les littératures slaves, dans l'activité de ces intermédiaires se mêlaient généralement traditions et expériences locales. Deux auteurs serbes parmi les plus importants du XVe siècle, Grigorije Camblak et Constantin le Philosophe, étaient par exemple l'un et l'autre réfugiés de Bulgarie, issus de l'école de Trnovo, étudiants et disciples du dernier grand auteur de la vieille littérature bulgare Jeftimije Trnovski. Ils transmirent la tradition de cette école en Serbie, ce qui apparaît en  particulier dans les écrits philologiques de Constantin consacrés à l'écriture slave. Mais tous deux ne furent pas que des passeurs, ils épousèrent les traditions littéraires serbes et, écrivains, s'attachèrent surtout à un genre qui s'était pleinement développé dans la vieille littérature serbe, devenant sa spécialité : la biographie des souverains. Par son ouvre et jusqu'au terme de sa vie, Constantin n'a pas quitté le cadre littéraire serbe. Camblak est devenu quant à lui, et au terme véritable du terme, un écrivain "international", qui apparaît dans toutes les littératures des Slaves orthodoxes. D'autres écrivains-voyageurs jouèrent un rôle similaire parmi les Slaves orthodoxes, ainsi Pahomije Srbin qui transposa en Russie son expérience de la littérature hagiographique et biographique serbe, ou encore, à l'aube de l'ère nouvelle, l'Ukrainien Emanel Kozačinski qui, de Kiev, introduisit un nouveau genre dans la littérature serbe, le drame baroque. À son sujet on notera non sans intérêt qu'en l'espace de quelques années seulement de séjour parmi les Serbes, il devint un véritable écrivain serbe parce qu'il a transmis ce genre qui aura une descendance serbe, mais aussi parce qu'il a introduit l'histoire serbe dans son seul et unique drame et se sera par-là même rattaché à la tradition de base de la littérature serbe.

[Le choix entre trois possibilités]

Les échanges littéraires reposant sur la communauté de langue caractérisent aussi l'époque moderne et la littérature des XIXe et XXe siècles, à ceci près que, désormais, la langue commune avait changé et que les littératures avec lesquelles nous collaborions étaient elles aussi différentes. Dans la première partie du XIXe siècle, au temps de la réforme de Vuk Karadžić et du mouvement illyrien, après avoir réalisé leur unité linguistique, les littératures serbe et croate s'ouvrirent l'une à l'autre, ce qui établit un nouveau rapport entre certaines traditions existant sur les territoires que couvraient l'unicité de langue et où vivaient des écrivains d'entités nationales, ethniques, régionales ou confessionnelles différentes. D'une importance primordiale furent à cet égard les rapports qu'entretenaient les littératures serbe et croate. Le fait même de créer dans la même langue les mit en situation d'entre-aide et de collaboration mais aussi de rivalité sur le sujet des traditions et des auteurs. La situation nouvelle ouvrit aux écrivains de nouvelles possibilités de choix. Les auteurs issus d'un peuple pouvaient sans changer de langue créer dans les milieux culturels d'un autre peuple ou baguenauder d'une littérature à l'autre. Ce fut très fréquent au temps où, selon la pensée dominante, n'existaient pas deux peuples mais un seul portant deux noms et qui, en tant que tel, avait besoin d'une seule littérature. Ce modèle intégrationniste, là où il était dominant, attirait régulièrement les écrivains d'un ou d'autres peuples. Possédait cette force d'attraction le mouvement illyrien en Croatie que rejoignirent, outre les Croates, des Serbes, des Slovènes, ainsi que d'autres écrivains d'origine ethnique non slave. Quelque chose de semblable se produisit durant la première période d'existence du Royaume de Yougoslavie quand le yougoslavisme devint la politique officielle. Belgrade, capitale et centre littéraire principal du nouvel État, attira maints auteurs des régions non serbes, les Croates étant les plus nombreux. En règle générale ils s'adaptaient au nouveau milieu littéraire faisant leurs son idiome littéraire et ses traditions.

Après ces périodes d'unité sans frontières, les deux littératures s'en revinrent à leurs propres traditions et s'efforcèrent de tracer des lignes de démarcation les plus nettes possibles qui empêcheraient les mélanges ultérieurs. La situation nouvelle imposa aux écrivains littérairement disséminés la nécessité de s'adapter, de régulariser leur nouveau rapport à l'une ou l'autre des littératures. Dans ce nouveau positionnement, ils eurent en gros le choix entre trois possibilités : réintégrer la littérature maternelle (pour les écrivains transfuges), accepter le nouveau milieu littéraire, c'est-à-dire changer de nationalité littéraire (les Croates affublant leurs écrivains qui créaient désormais dans la littérature serbe de l'infamante appellation de "transfuges"), ou encore conserver leur statut d'écrivains entre-deux avec un penchant plus ou moins affirmé pour l'une ou l'autre littérature. Il se fit ainsi que se situèrent dans la littérature croate bon nombre d'auteurs qui, par leur nationalité ou, à tout le moins, par leur origine ethnique, étaient Serbes, et que figurent dans la littérature serbe des auteurs, certes moins nombreux, de nationalité ou d'origine croate. Mais il existe aussi une multitude de cas litigieux où l'appartenance d'un auteur n'était pas d'une parfaite clarté, les deux littératures les revendiquant.

[Tin Ujević et Gustav Krklec]

Parmi les écrivains "de retour" se trouve le plus grand nom de la poésie croate du XXe siècle, Tin Ujević. Son rapport aux deux littératures de même langue possède le plus grand dynamisme. Après une première période où il appartint à la jeune génération de la poésie moderne croate et, comme tel, entra dans le recueil collectif Hrvatska mlada lirika [Le Jeune poésie lyrique croate, 1914], il s'épanouit alors poétiquement  au sein du cercle littéraire belgradois, passa pendant l'entre-deux-guerres pour poète serbe et, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, réintégra le milieu littéraire croate transposant ou faisant transposer ses œuvres antérieures de l'ékavien serbe en idiome littéraire croate. Un autre poète croate d'importance, Gustav Krklec, effectua un parcours analogue, et aussi quelques autres écrivains croates de l'entre-deux-guerres, de sorte que le départ pour Belgrade (ou, compte tenu de la situation littéraire croate vue dans son ensemble de la renaissance populaire des années trente du XIXe siècle à nos jours, un chemin menant aux Serbes) puis le retour au pays (avec le souhait que jamais plus rien de tel ne survienne) peut être tenu pour un voyage, pour ne pas dire un voyage fatidique, de la littérature croate.

Parmi les "transfuges" les plus célèbres citons Petar Preradović et Ivo Andrić. Dans le premier cas un auteur serbe est devenu écrivain croate, et même l'un de ceux majeurs, et dans le second, c'est le contraire. Le point commun entre eux est que le modèle d'intégration a joué un rôle d'intermédiaire dans le processus de changement de nationalité littéraire : c'est par l'illyrisme que Preradović est devenu écrivain croate, et par le yougoslavisme qu'Andrić est devenu écrivain serbe.

[Petar Preradović et Ivo Andrić]

Né dans une famille serbe des confins, Preradović a fait ses études à l'académie militaire de Novo Mesto à Vienne où il a épousé la foi catholique et pratiquement oublié sa langue maternelle. Son talent poétique s'est manifesté de bonne heure mais ses premiers poèmes sont en langue allemande. Ce ne fut que plus tard, alors qu'officier il servait à divers endroits, qu'il entra en relation avec des Slaves du Sud et découvrit les idées de renaissance nationale, ce qui entraîna un bouleversement dans son orientation et dans son travail poétique. Il accepta le large fondement slave et yougoslave du mouvement illyrien et fut dans toute son œuvre un champion de l'unité serbo-croate. Pour ce qui est de ses sentiments nationaux, du moins dans les premiers temps, il était Serbe, mais dans son action ultérieure, tant poétique que politique, il s'identifia toujours plus à l'environnement croate, adoptant dans les querelles qui opposèrent Serbes et Croates, les positions des seconds et critiqua les Serbes, avant toute chose du fait de leur rejet de la fusion littéraire et nationale des deux peuples[1]. Les Serbes non plus ne l'acceptèrent pas comme l'un de leurs poètes. Bien qu'il composât sur des thèmes serbes, le Kosovo, le tsar Dušan, Marko Kraljević (le drame consacré à ce héros étant son œuvre principale), ils le rejetaient à cause de son idiome croate et son intégrisme national. Du côté croate, néanmoins, il connut la plus grande reconnaissance et fut tenu en son temps pour le grand poète national exerçant l'influence la plus large et donnant le ton ("la vie spirituelle croate toute entière, jusqu'en 1918, se développait sur les bases qu'il avait exposées", fit observer A. Barac).[2]

 
Preradovic ************

Andric 1961

Petar Preradović (1818-1872)   Ivo Andrić (1892-1975)

Ivo Andrić effectua en substance le même chemin, mais en sens inverse. Pour lui, comme pour grand nombre d'écrivains de sa génération, les littératures serbe et croate ne constituaient pas deux littératures mais une seule. Caractéristiques sont à cet égard ses débuts d'écrivain. S'il publia ses premiers poèmes dans la revue serbe Bosanska vila [La Nymphe bosniaque], et dans la variante ékavienne, il connut sa première affirmation avec sa présence dans le recueil Hrvatska mlade lirika [La Jeune poésie lyrique croate]. Vers la fin de la Première Guerre mondiale et aussitôt après, il résida et travailla à Zagreb, le centre à cette époque des rassemblements littéraires yougoslaves. Il vécut son arrivée à Belgrade en 1920 et son intégration dans la vie littéraire de la capitale comme un simple passage dans l'autre centre de la littérature et non comme l'abandon d'une littérature pour une autre. Plus tard, quand des signes de sécession l'emportèrent sur les aspirations à l'intégration, il demeura attaché au nouveau milieu culturel et national, s'identifia à lui et devint un écrivain serbe par sa nationalité tant littéraire que citoyenne.

Ce changement ne fut ni formel ni déclaratif. Le passage d'une littérature dans l'autre était lié à certaines modifications essentielles dans l’œuvre d'Andrić. Dans son nouvel environnement Andrić avait lui-même commencé à changer, il façonnait ses ouvrages et son regard sur la littérature selon les modèles nationaux, selon les traditions de celle-ci. Il s'enracina toujours plus profondément dans le nouveau terroir littéraire. Le passage de l'iékavien à l'ékavien n'est qu'extérieur et, au fond, l'indice le moins important de ces changements. Le iékavisme des premières œuvres d'Andrić n'est pas en soi étranger à la littérature serbe du fait de l'existence en elle, et depuis l'époque de Vuk Karadžić, d'une forte tradition iékavienne. Les changements affectaient les bases mêmes de sa création littéraire. Dans sa carrière il y avait eu les années des débuts, les années de quête, étaient venues celles qui nécessitaient une assise plus solide, des points d'appui de plus grande stabilité, des modèles de signification plus durable. Il les trouvait exclusivement dans le nouveau milieu littéraire, dans les traditions de la littérature serbe. Ce changement peut trouver une illustration dans le rapport d'Andrić à deux critiques éminents de sa jeunesse, Gustav Matoš et Jovan Skerlić. À propos du premier, Andrić pointe en 1914 les contradictions et paradoxes qui caractérisent sa personnalité et son œuvre, puis tente lui-même de pasticher ces spécificités. Mais il n'y a là rien de contraignant, rien qui puisse être préconisé à d'autres comme exemple. L'individualité de Matoš paraît tellement accusée qu'elle ne saurait être reproduite. "Matoš a souvent tort mais on ne peut lui appliquer la même logique qu'aux autres citoyens car il a majestueusement tort" fit observer, notamment, Andrić.[3] D'un autre, d'un tout autre point de vue est écrit dix ans plus tard, le regard qu'il porte sur Skerlić. La nouvelle approche trouve son expression la plus claire dans la question : "Qu'en aurait dit Jovan Skerlić s'il était toujours de ce monde ?"[4] Skerlić apparaît ici comme paradigme moins de la pensée littéraire que de l'action nationale. La normativité, élément essentiel du rapport d'Andrić  au passé littéraire apparaît également dans d'autres regards qu'il porte. Ce qui se remarque dans les titres eux-mêmes: "La présence éternelle de Njegoš", "L'exemple de Vuk", "Un maître conteur" (consacré à Simo Matavulj). Dans Znakovi pored puta [Des signes au bord du chemin] Andrić s'interroge sur Vuk Karadžić de la même façon qu'il s'était interrogé sur Skerlić : "Qu'en aurait dit Vuk ?"[5]. Dans l'essai "Svetlost Njegoševa dela" [La lumière de l’œuvre de Njegoš], il affirme que cette œuvre a pour lui, et pour nous, "une signification similaire à celle de Don Quichotte de Cervantes pour les Espagnols"[6].  Dans le livre de Ljuba Jandrić Sa Ivom Andrićem [Avec Ivo Andrić], nous trouvons cette déclaration sur "le suc de notre poésie populaire" dont lui-même et beaucoup d'autres écrivains serbes se sont abreuvés : "Nous tous, certains plus, d'autres moins, tirons notre origine de notre poésie populaire"[7]. Dans ses regards littéraires qui complètent des réflexions faites chemin faisant sur certains écrivains et questions littéraires, Andrić nous révèle ainsi les principales sources d’inspiration de sa création: la tradition réaliste de la prose serbe de Vuk Karadžić à Matavulj et Kočić, les personnalités exemplaires de Vuk et de Njegoš par qui il est entré en contact avec d'autres grandes traditions de la littérature serbe, la langue du peuple, la poésie populaire et l'histoire nationale. Par le support historique et poétique de son œuvre littéraire, Andrić s'est inscrit dans la tradition mère de la littérature serbe qui, entre autres, englobe l'historiographie du Moyen Âge, l'épopée héroïque, la prose historique de Vuk Karadžić, les chants épiques et dramatiques de Njegoš, Sima Milutinović Sarajlija, Miloš Crnjanski, Dobrica Ćosić, et beaucoup d'autres. Avec ses traits particuliers il ne s'est pas uniquement intégré dans la littérature serbe, il s'y est fait une place clé devenant l’écrivain serbe majeur du XXe siècle et, de son vivant déjà, pour la critique, les écoles, les lecteurs un classique national.

[Position entre-deux]

Le troisième cas de figure, que nous avons qualifié d'occupant une position entre-deux, nous l'avons mis à part bien qu'il puisse s'appliquer également aux deux premiers, et donc à tous les écrivains qui, à telle ou telle époque de leur existence créatrice ou par tel ou tel aspect de leur œuvre ont appartenu à l'une et à l'autre littératures. Mais il est aussi des écrivains qui tout au long de leur carrière littéraire et dans leur œuvre considérée dans son ensemble auront exprimé cette dualité, qui seront restés entre deux littératures, qui auront appartenu de telle ou telle manière à l'une et à l'autre en étant des écrivains à la fois serbes et croates. Sont de ce nombre la majorité des auteurs serbes qui vécurent et créèrent dans les confins de Croatie, de Dalmatie et de Slavonie (dans le "royaume triunitaire" selon l'expression utilisée par les Croates à l'époque de l'Autriche-Hongrie) et dans la RS [République socialiste] de Croatie à l’époque de la seconde Yougoslavie. Tous les écrivains serbes de ces régions ne sont pas exactement dans cette situation car certains intégrèrent l'une ou l'autre des littératures (Preradović est, par exemple, un poète croate, et Matavulj un prosateur serbe), mais la majorité la connurent. Ce furent en premier lieu ceux qui vécurent et créèrent dans un milieu croate, plus ou moins liés au sol de leur pays natal mais aussi aux conditions littéraires croates (Ognjeslav Utješenović Ostrožinski, Bude Budisavljević, Simo Matavulj, Mirko Korolija, Milan Budisavljević, Petar Petrović Pecija, Bogdan Lastavica, Branko Mašić, Stevan Galogaža, Vladan Desnica etc.) [...]

[Ecrivains d'origine non serbe ou non slave]

Nous assistons au parcours inverse lorsque la proximité spatiale représente le point de départ de l'intégration d'écrivains dans une autre littérature, mais lorsque les liens spirituels permettant cette intégration apparaissent, la conséquence d'un attachement préalable et immédiat. Tel fut le cas de nombreux écrivains issus d'autres peuples et ayant une autre langue maternelle, mais qui vécurent et créèrent dans un milieu serbe (la majorité d'entre eux y étant même nés). Ils adoptèrent le serbe comme langue maternelle, se familiarisèrent avec les aspirations spirituelles du milieu serbe, s'approprièrent son histoire, ses traditions et ses idéaux nationaux, certains occupant même parfois les premiers rangs dans l'exposition des traits distinctifs de la nationalité serbe. Sont de ceux-là de nombreux écrivains du XIXe siècle dont les historiens de la littérature disent l'origine grecque ou aroumaine, l'appartenance de leurs pères ou mères à l'un ou l'autre de ces peuples, puis soulignent chez eux le total oubli de ce fait qu'ils jugeaient sans importance car ne se différenciant en rien des autres écrivains dont les deux parents étaient serbes. On peut affirmer à leur sujet leur totale adoption de l'identité nationale et littéraire serbes, ce qui ne doit nullement signifier leur rejet dans l'oubli de leur identité première et des traditions antérieures. Les écrivains juifs serbes sont un cas spécifique. Ils ne constituent pas un groupe à part, sinon par leur nombre et leur importance, en ce sens qu'ils sont devenus des écrivains serbes, très souvent Serbes par sentiment national, mais sans perdre leur identité précédente. Ils demeurent membres de la communauté juive même étant Serbes.

Si dans tous les cas, pour les juifs et les descendants grecs ou aroumains comme pour d'autres écrivains d'origine non serbe ou non slave, l'élément majeur qui permit leur intégration dans la littérature serbe fut de vivre parmi les Serbes, voire en tant que Serbes, et d'avoir le serbe pour langue maternelle ou quasi maternelle, si leur appartenance littéraire est donc la conséquence de cette intégration physique dans l'espace serbe, il ne faut toutefois pas non plus perdre de vue que dans leur cas, hormis la naissance, auront pesé sur le choix de la littérature maternelle (car ici aussi, essentiellement, il s'agit d'un choix) certains moments de proximité civilisationnelle ou d'affinité spirituelle nés d'un développement historique antérieur. Ces moments sont certes bien moins expressifs que lorsque étaient à l’œuvre des cas de proximité linguistique ou de parenté ethnique, mais ils furent parfois même de puissants facteurs de rapprochement, moins douloureux, dépourvus de ces déchirements subits, dramatiques, antagonistes qui furent si fréquents dans les rapports serbo-croates littéraires et autres.

Le facteur principal de ce rapprochement fut le modèle commun de civilisation, surtout quand  il se fonde sur la même foi. Le meilleur exemple en est fourni par les peuples orthodoxes de l'Europe du sud-est. Dans toute leur histoire ils gardèrent un contact permanent et, dans le même temps, se développèrent sur les bases de la foi commune qui, au Moyen Âge avait créé son type de civilisation. La réciprocité des échanges culturels et littéraires s'en trouvait facilitée, les différences linguistiques ne dressant jamais d'obstacles insurmontables. La symbiose greco-slave commencée dès Cyrille et Méthode jamais ne s'interrompit. Sur ce fondement les créateurs issus des contrées grecques exerçaient une influence permanente dans la culture des peuples slaves (et des autres peuples orthodoxes). Les arrivants de Grèce auront joué un rôle particulièrement important dans la littérature serbe à deux époques distantes, quand la Serbie résistait encore à l'invasion turque, et au XIXe siècle quand la Serbie fut le premier État des Balkans à opérer sa libération du pouvoir turc. L'importance d'une base culturelle commune pour passer dans une autre littérature apparaît dans le cas des écrivains serbes d'origine roumaine. En Voïvodine où la population était ethniquement mélangée après la Seconde Guerre mondiale et où les littératures minoritaires étaient en permanence favorisées, certains écrivains d'origine roumaine optèrent pour la littérature serbe (parmi eux l'un des plus grands poètes serbes du XXe siècle, Vasko Popa) alors que les Hongrois, qui vivaient pourtant avec les Serbes depuis des siècles, s'ils étaient amenés à faire un choix littéraire en faveur de l'une des littératures yougoslaves, choisissaient plutôt celle croate (Erwin Sinkó, par exemple).

Popa portrait 2

Vasko Popa (1922-1991)

Le cas des écrivains juifs est au fond le même que dans les autres littératures européennes. Dispersés de par le monde depuis l'époque romaine, ils vécurent des siècles durant avec différents peuples et, en littérature, utilisèrent différentes langues. Pour les écrits de caractère religieux ils recouraient à leur langue ancienne, l'hébreu, qui acquit de ce fait la nature d'une langue sainte, mais dans la vie quotidienne, l'éducation profane et la littérature, ils s'exprimaient dans la langue du peuple avec lequel ils cohabitaient, la marquant souvent de leur empreinte si bien que sur une base linguistique étrangère se créèrent des idiomes spécifiquement juifs tels le ladino, la langue des juifs séfarades (une forme d'espagnol qu'ils emportèrent avec après leur expulsion d'Espagne et qui est préservée de nos jours encore) et le yiddish (né d'un mélange d'allemand et d'autres langues) parlé par les juifs du nord, les ashkénazes. Dans ces deux langues existe une riche littérature. En des temps plus récents, quand ils sortirent de leur isolement contraint et que cessèrent les persécutions engagées contre eux, les juifs s'intégrèrent dans les différentes formes de culture de leurs peuples hôtes, de sorte que dans de nombreuses littératures européennes nous rencontrons des écrivains d'origine juive. La littérature serbe ne fait pas exception, et se range parmi celles où leur nombre est particulièrement élevé ; de ce point de vue, elle occupe la première place parmi les littératures yougoslaves et peut-être balkaniques. Ses auteurs juifs appartiennent aux deux grandes communautés, séfarade et ashkénaze, les membres de la première l'emportant. […]

[La multiethnicité et le multiculturalisme de la littérature serbe]

L'attention que les écrivains serbes de l'époque moderne, de Dositej Obradović à nos jours, ont accordé aux autres peuples étrangers, et en premier lieu à ceux avec lesquels les Serbes vivaient en voisins ou dans une certaine symbiose, peut être relié au fait que de nombreux écrivains "étrangers" entrés dans la littérature serbe y ont très fréquemment joué un rôle très significatif, occupant même parfois les premiers rangs. Et ici aussi, parallèlement au principe du contact spatio-temporel, intervenait le choix par affinité. Les écrivains "étrangers" pouvaient se sentir chez eux dans la littérature serbe entre autres raisons parce que celle-ci était depuis longtemps peuplée de leurs compatriotes.

En vérité, la multiethnicité et le multiculturalisme de la littérature serbe sont des traits qu'elle doit, et bien plus que tout autre, à sa capacité d'assimilation. Pour saisir l'importance de ce phénomène, il faut comparer deux périodes très importantes de son histoire : la première, quand du point de vue de la création elle était à son plus bas niveau, la seconde quand elle connut son plus grand essor. Pendant la domination turque, la littérature serbe écrite en langue liturgique avait perdu sa puissance de création et s'était renfermée sur elle-même afin d'assurer sa survie. À la même époque existaient dans l’espaces des Slaves du Sud d'autres littératures : musulmane écrite ou dans les langues orientales ou dans idiome local mais en caractères arabes (la littérature dite alhamiado) et cyrilliques, catholique franciscaine écrite dans les dialectes locaux et en latin, juive séfarade en langue juive espagnole (le ladino) et en hébreu. Toutes étaient, pareillement à celle serbo-slave, des œuvres confessionnelles de puissance créatrice limitée. Chacune était repliée sur elle-même et dans les limites étroites de sa propre culture sans désir ni volonté de communique avec les autres littératures très proches dans l'espace. Elles ne savaient rien les unes des autres quoique appartenant à des cultures qui se développaient dans des cadres qu'elles connaissaient bien et communiquant entre elles dans la vie de tous les jours. Au XXe siècle toutes ces entités ethnoculturelles s'exprimèrent dans la grande littérature. De chacune émergèrent des écrivains qui donnèrent une forme littéraire à la destinée de leur peuple. Les juifs séfarades et ashkénazes, nos compatriotes musulmans, les catholiques bosniaques, les descendants du groupes ethnique greco-zinzare (aroumaine) – tous virent éclore des écrivains de premier plan.

Caractéristique est le fait que les représentants de toutes ces identités apparurent aussi dans la littérature serbe, devinrent des écrivains serbes, et que se trouvent généralement parmi ceux-ci leurs meilleurs écrivains, certains parmi les grands noms de la littérature serbe tels, par exemple, Meša Selimović avec l'image qu'il donne de notre monde musulman, Isak Samokovlija à qui nous devons un portrait réaliste des juifs séfarades de Bosnie, Danilo Kiš internationalement reconnu pour ses nouvelles et romans qui dépeignent le sort des juifs. Les histoires qu'ils ont narrées sur d'autres peuples n'ont en rien semblé étrangères car ces mêmes histoires avaient depuis longtemps été commencées par d'autres, cette fois par des écrivains serbes au sens le plus restreint. Par ailleurs ces écrivains "étrangers" ne traitaient pas que leurs propres thèmes, la destinée de leur seul peuple, mais, pour beaucoup, des sujets culturels, historiques et nationaux plus largement serbes. Certains se sont exprimés uniquement dans ce domaine serbe, même si on peut dire qu'en majorité, ils ont mêlé "le nôtre" et "le leur". Si, d'un côté, elle perdait constamment ses propres écrivains, voire des traditions entières (littérature de Dubrovnik, tradition des frères franciscains bosniaques, littérature dite alhamiado, et autres), et par-là même s'offrait à d'autres, la littérature serbe recevait de l'autre côté un afflux permanent d'écrivains "étrangers" qui contribuaient à sa diversité ethnique et culturelle. Elle aura ainsi réussi là où la politique serbe (et yougoslave) a échoué : le rassemblement des représentants de nombreuses entités culturelles étrangères et l'unification spirituelle des peuples de la mosaïque balkanique.

L'autodestruction du yougoslavisme y aura contribué. De nombreux écrivains serbes (parmi lesquels certains ethniquement Serbes et d'autres non), dont quelques-uns parmi les plus grands, étaient par esprit ou par choix yougoslaves et sont devenus serbes quand le yougoslavisme a perdu son fondement culturel et politique, quand la Yougoslavie elle-même a renié la littérature yougoslave. En conséquence, la fonction d'intégration de la littérature yougoslave est revenue à la littérature serbe qui a pu assumer pareil rôle parce que dès son origine ou, plus exactement, depuis son renouveau, depuis Dositej Obradović, elle est restée sans cesse ouverte aux autres, parce qu’elle nourrissait tout particulièrement son penchant pour les peuples environnants, ethniquement semblables ou simplement géographiquement proches, et parce que beaucoup de ses écrivains des XIXe et XXe siècles se réalisèrent de manière artistique dans ce domaine, dans la découverte du monde des peuples "étrangers" dont on peut dire, en paraphrasant Vladan Desnica, qu'ils se trouvaient "juste là, à côté de nous". [...]

----------

NOTES

[1] Vladimir Ćorović, "Petar Preradović prema Srbima" [Petar Preradović face aux Serbes], Pokreti i dela [Mouvements et œuvres], Belgrade 1921, p. 103-109.

[2] Antun Barac, Hrvatska književnost od Preporoda do stvaranja Jugoslavije [La Littérature croate de la renaissance à la création de la Yougoslavie], livre I, Književnost ilirizma [La Littérature de l'illyrisme], Zagreb, 1954, p. 300.

[3] Ivo Andrić, "A. T. Matoš", Essais II [Essais II], Œuvres complètes, livre XIII, Belgrade, 1976, p. 212.

[4] Ivo Andrić, Jovan Skerlić, op. cit., p. 218.

[5] Ivo Andrić, Znakovi pored puta, Œuvres complètes, livre XIV, p. 275.

[6] Ivo Andrić, Eseji II, op. cit., p. 55.

[7] Ibid., p. 275.

 

Extraits, in Put srpske književnosti: identitet, granice, težnje [La Voie de la littérature serbe: identité, frontières, tendances], SKZ, Belgrade, 1996, p. 265-302.


Traduit du serbe par Alain Cappon


Date de publication : juin 2021


Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
- See more at: http://serbica.u-bordeaux3.fr/index.php/revue/sous-la-loupe/164-revue/articles--critiques--essais/764-boris-lazic-les-ecrivains-de-la-grande-guerre#sthash.S0uYQ00L.dpuf

Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

 Mentions légales
UMB logo Bx CLARE logo logoMSHA Logo MKS
Designed by JoomShaper