Jusqu’à ce qu’ils épousent le christianisme, les Serbes avaient une culture unique, forte, de longue tradition, qui tirait son origine dans l’identité et la ressemblance avec les nombreuses autres tribus slaves. Il existait une seule et même langue et un seul et même système poétique qui permettaient l’expression orale de toutes les nécessités de la vie tribale. Lors des migrations et de l’installation dans les Balkans va naître une conscience historique qui engendrera une épopée orale, tant en prose qu’en poésie.
La rencontre de la culture chrétienne s’accompagne, pour les Serbes, de la découverte d’un système poétique foncièrement différent qui, des centaines d’années durant, va se développer sur des fondements hébraïque et hellénique et s’exprimer dans une langue considérée comme sacrée. Apparaîtra un modèle culturel à deux visages : le premier, de tradition ancienne, oral ; le second, nouveau, issu de la civilisation chrétienne, écrit. Entre ces deux systèmes vont s’établir diverses formes de contacts, de mélanges et d’osmose jusqu’à ce que s’opère une jonction culturelle reposant sur les deux formes de culture et sur leurs rapports de création. Et sans que surgissent de conflits, leurs fonctions respectives dans la société étant bien cloisonnées.
La littérature serbe écrite au Moyen Age est un système littéraire particulier qui, du point de vue de la topologie, de la poétique, et des genres littéraires, prolonge et enrichit l’héritage vieux-slave crée pour les Slaves nouvellement christianisés sur les antiques modèles byzantins et dans la sainte langue des Slaves – le slavon, langue supranationale tout comme l’est la littérature qui leur est destinée, ce qui facilitera et accélérera sa diffusion parmi tous les peuples slaves. Sont traduits en premier lieu des textes bibliques et rituels, mais très vite également d’autres textes, indispensables au développement de la vie chrétienne, parmi desquels les grandes œuvres de la poésie chrétienne, de la rhétorique et de la dogmatique. Mais entrent aussi dans ce fond commun slave les connaissances scientifiques d’alors, historiques, géographiques, médicales, ainsi que les textes distrayants et savants des mondes méditerranéen et asiatique tels les illustres Roman de Barlaam et Joasaphat, Stefanit et Ihnilat, Physiologue, les légendes d’Aleksije, l’homme de Dieu, de saint Georges, l’histoire de l’homme qui avait vendu son âme au diable, l’histoire du très-sage Akir, le cycle de Salomon et autres contes, sans oublier les abondantes productions apocryphes ‒ des œuvres qui, dans le même temps, se sont propagées dans l’Europe entière et dans la langue commune à tous ses peuples, le latin. Par l’entremise de cette littérature, les Serbes auront pénétré – avec d’autres Slaves orthodoxes – dans le large cercle de la culture méditerranéenne et européenne, et ces lectures leur auront permis de se former à la piété chrétienne et d’acquérir les connaissances alors indispensables puisées dans d’autres domaines. La littérature aura accompli là, dans le plein sens du terme, sa tâche d’« intermédiaire » ainsi que l’a définie D. S. Likhatchev.
Mais cette littérature, édifiante pour les Serbes comme pour les autres Slaves, qui leur a servi de livres de lecture, ne pèsera pas de tout son poids sur la création d’œuvres originales. Quand ils se mettront à traiter leurs propres thèmes, slaves, ils n’en utiliseront que la forme restreinte, les genres et la poétique qui célèbrent le culte des saints car les premiers héros chantés seront les créateurs de leur langue écrite et littéraire, Cyrille et Méthode, ainsi que leurs disciples que la jeune Église slave tenait pour des saints. Ces formes rituelles sont l’hagiographie, l’homilétique, l’hymnographie, ou, pour les citer ainsi qu’ils les nommaient : житије, похвала, служба. Ce sont, en réalité, la prose, la rhétorique, et la poésie. Le fait que les premières compositions slaves se conforment aux canons de la littérature religieuse, que leur langue est celle de la littérature religieuse, la sainte langue des Slaves, détermine le caractère de leurs futures créations. C’est une littérature spirituelle, grave, éthique, dont la problématique essentielle est l’existence de l’homme. Par ailleurs, en se référant à des événements authentiques, elle assume une responsabilité historique. La littérature vieille-slave devient ainsi la littérature slave classique au monde d’idées riche, à la poétique élaborée et à la langue poétique. Elle sera la référence pour toutes les littératures slaves du Moyen Age, et serbe en tout premier lieu. Toute création originale serbe écrite demeure confinée dans ce système : dans un cadre de formes rituelles ‒ un contenu étranger au rite, dans un système conçu pour satisfaire des besoins religieux ‒ de nouveaux contenus.
Ce système de genres littéraires ne pouvait permettre l’expression de sentiments individuels et de thèmes profanes, et ce sont les poésie orales, épique et lyrique, les narrations et contes de la tradition orale, qui compléteront le système des genres écrits. Au Moyen Age, la littérature serbe écrite n’a donc pas produit de poésie galante en dépit des liens qui la rattachaient à la littérature ouest-européenne où ce genre était florissant.
La vision poétique du passé à travers l’imagerie épique des héros populaires allait connaître un grand développement dans le système oral, mais devait exister par ailleurs une forte aspiration à la poétisation de l’histoire puisque la production littéraire écrite l’a faite sienne. Saint Sava rédige la première œuvre qui prélude à l’écriture d’une série de biographies des souverains serbes ; il y dépeint son père Stefan Nemanja en père du peuple et établit un rapport patriarcal entre le prince et ses sujets. Ultérieurement, les œuvres originales serbes s’emploieront surtout à faire la relation de la vie et des hauts faits de personnages célèbres qui se verront attribuer une aura de sainteté et seront ainsi érigés en modèle d’existence morale, ce qui n’existe pas à ce point et avec un tel systématisme chez aucun autre peuple. La biographie serbe naissante devient ainsi une spécificité, une caractéristique essentielle de la littérature serbe du Moyen Age.
La formation dans la littérature serbe de ce genre qu’est la biographie est un processus de longue haleine qui débute avec la nécessité pour la dynastie de se dire de droit divin, ce qui doit refléter un besoin de légitimité dans l’univers chrétien. Et, comme chez d’autres peuples européens, voit alors le jour le saint ancêtre dont on célébrera le culte. Le premier du genre est Vladimir, prince de la Zeta et souverain chrétien idéal qui trouva une mort inique dans les rivalités et luttes dynastiques pour la conquête du pouvoir (1016). Il se range parmi les princes martyrs qui apparaissent dans les premiers États chrétiens de l’Europe féodale lorsque s’affrontent les visions anciennes, tribales, et nouvelles, chrétiennes. Chez les Slaves, nous citerons le prince tchèque Vaclav (assassiné en 1022) et les princes russes Boris et Gleb (assassinés en 1015). Au milieu du XIe siècle apparaît la légende slave de saint Vladimir dans sa version latine, la seule qui nous soit parvenue mais enrichie du récit des amours de Vladimir prisonnier et de la noble fille du tsar, Kosara, personnage sans nul doute emprunté à la poésie orale.
La figure du prince martyr est mise à profit pour créer son pendant, le prince victorieux. Dans l’histoire du monastère Đurđevi stupovi se dessine le personnage de Stefan Nemanja, son fondateur, que ses frères, dans leur malveillance et iniquité, pourchassent pour ces mêmes activités de fondateur mais que le saint patron du monastère, saint Georges, sauve et aide à monter sur le trône. Cette histoire guerrière et hagiographique est reproduite dans la proclamation de Nemanja de 1171 et démontre la légalité de son accession au trône de grand župan des terres serbes et du Littoral.
L'Etat de Nemanja en 1189 © Boban Markovic
Une autre image du souverain apparaît dans l’acte de renonciation au trône de Nemanja en 1186, acte qui sera repris dans La charte de fondation de Chilandar [Hilandarska povelja] de 1198 et qui présente l’autobiographie de Nemanja. Il y expose en premier lieu sa théorie de l’État et du pouvoir que ses ancêtres et lui-même reçurent de Dieu aux fins de protéger le peuple serbe. Ce pouvoir est par-là même acquis à ses descendants, et cette théorie demeurera la dominante dans la vision de l’État qu’auront tous les souverains de la dynastie. Dans une composition binaire, Nemanja expose ses prouesses de souverain, énumère ses succès sur le champ de bataille, dit son souci de l’Église ; quant à ses succès sur le plan spirituel, il les expose dans une confession toute en nuances, révèle son âme et fait part de sa décision de prendre la bure sous le nom de Siméon. La figure du souverain amalgame ainsi de manière indissociable le guerrier victorieux et l’être de haute spiritualité et, dès lors dans la littérature serbe, la grandeur d’un souverain sera présentée par l’union infrangible de hauts faits guerriers et moraux.
L’autobiographie de Nemanja sera le matériau de base dans la représentation artistique que Sava et Stefan, ses fils et biographes, donneront de leur père chacun s’efforçant à sa manière d’instaurer son culte de saint et d’en faire le pilier idéologique de la communauté nationale et étatique. Souverain et héritier, Stefan s’empresse de proclamer la sainteté de son père et de s’adjuger ainsi la reconnaissance internationale et la couronne royale, raison pour laquelle il reprend l’autobiographie pour en faire un récit biographique, Seconde charte de Hilandar [Druga hilandarska povelja], (1200-1202), où il lui adjoint le qualificatif de saint. Sava, pour sa part, dans le respect des préceptes canoniques en tant que moine, a lentement préparé le culte du saint pour son père en rédigeant d’abord l’office qui lui sera dédié et en se consacrant aux autres récits nécessaires. Mais dans l’œuvre majeure de Sava, La Vie de Siméon-Nemanja [Žitije gospodina Simeona], 1203, Simeon-Nemanja est dépeint en souverain sage, en père de grande noblesse, en vieillard bienheureux dont la sainteté est uniquement suggérée. Sava a donc eu toute liberté quant au choix de la manière dont brosser le portrait de son héros alors que Stefan a composé sa Vie de Saint Siméon [Život svetog Simeona] (1216) en respectant les prescriptions du genre hagiographique, de la forme canonique de la vie des saints.
Pour sculpter la figure littéraire de son père souverain et moine, Sava a utilisé plusieurs modèles narratifs et de types littéraires en plus des images que Nemanja avait données de lui-même. Mais la crédibilité du personnage, le rapport émotionnel vivace entretenu avec lui, et même par le lecteur contemporain, sont à porter au crédit de l’amour et de l’admiration que Sava vouait à son père. L’injonction de Nemanja à ses fils de se garder de se disputer le trône et le pouvoir mais, au contraire, de vivre dans l’amour fraternel et la concorde, fait figure de vœu prophétique, si bien que la scène finale où, sur les reliques de leur père, Sava réconcilie ses frères Vukan et Stefan, mettant ainsi un terme à la guerre fratricide qui ravageait la Serbie, est parfaite de naturel et d’apaisement.
Sava a eu recours aux diverses formes d’écriture serbe déjà existantes : documents de la chancellerie, contes de la cour et récits de guerre, chroniquesdes monastères, mais aussi à d’autres genres inconnus dans la littérature serbe : mémoire, translation des reliques, textes d’édification des fils. Il a introduit dans son œuvre diverses formes de nature rhétorique ‒ prières, homélies, éloges, citations, parallèles avec les Saintes Écritures ‒ et a ainsi enrichi la narration par la rhétorique, combiné hagiographie et homilétique, ce qui demeurera l’une des particularités essentielles de la littérature biographique serbe. Sava a conçu cette œuvre telle la jonction de l’histoire de deux monastères, Studenica et Chilandar et par l’originalité de sa structure, par l’alternance des sections dramatiques et narratives, il a atteint la profondeur du compte-rendu historique et l’immédiateté du vécu émotionnel. Tout à la fois hagiographique de tonalité, fidèle du point de vue historique, et colorée par la personnalité même de son auteur, l’œuvre de Sava se révèle le récit autobiographique sincère, unique, de l’intellectuel serbe le plus en vue du Moyen Age et fondateur de l’Église serbe indépendante.
Stefan, premier roi serbe couronné, avait pour tâche de présenter l’intégralité de la vie de Nemanja ainsi que ses œuvres posthumes sans déroger aux règles du genre dans lequel il écrivait. Il lui fallait à cette fin se mettre en quête de sources différentes. Pour l’ascension de Nemanja, il reprend l’histoire du monastère Đurđevi stupovi. Et il en adjoint de nouvelles. L’activité d’homme d’État de son père, selon lui, atteint son apogée avec l’installation de « la vraie foi » dans les terres serbes, aune à laquelle il mesure l’importance historique de sa politique religieuse. La Serbie étant de longue date christianisée, Nemanja ne fait que pourchasser les hérétiques. Il apparaît dans toute sa splendeur au conseil de l’État débattant du sujet des hérétiques, à l’instar d’un empereur byzantin qui, présidant les conciles œcuméniques, prononce les paroles qui cloront les polémiques religieuses. Selon Stefan, Nemanja devient ainsi l’« égal d’un apôtre », le souverain qui aura introduit le christianisme dans son État. Ce type de souverain a pour modèle Constantin le Grand, et, parmi les Slaves, y répondent le prince morave Ratislav (IXe siècle), le prince bulgare Boris (IXe siècle) et le prince russe Vladimir (Xe siècle).
Stefan le Premier Couronné fresque, Mileševa, vers 1234
Stefan a également attribué à saint Simeon-Nemanja le rôle de saint protecteur de la patrie, à l’image du culte voué à saint Démétrios de Salonique. Dans la partie autobiographique où il apparaît témoin et acteur des événements, Stefan décrit par le menu les guerres où il a terrassé les ennemis par l’activité miraculeuse de Nemanja. Par ses apparitions où il précède l’armée serbe lors de ses campagnes, saint Simeon protège son État qu’il aura défendu toute sa vie durant, mais aussi son élu, son fils Stefan auquel il apporte son soutien dans les luttes pour le trône. Pour la réalité historique serbe, Stefan a créé un nouveau type de fantastique religieux en y introduisant les récits de guerre tirés de la littérature orale, mais peut-être aussi de celle écrite à la cour. Homme de grande instruction, Stefan a enrichi son œuvre harmonieusement composée d’une rhétorique raffinée, et il l’a conclue par un éloge solennel qui, de manière poétique, résume toute l’importance de l’avènement de Nemanja et, de la réalité historique, l’élève à un haut niveau spirituel.
La biographie serbe, constituée par des œuvres de Saint Sava et de Stefan le Premier Couronné en tant que poétisation de l’histoire contemporaine dont elle est aussi l’interprète idéologique, trouve son œuvre la plus aboutie dans La Vie de Saint Sava [Život svetog Save] rédigée par Domentijan, moine du monastère de Chilandar (1243). Quoiqu’elle lui ait été commandée par la cour, Domentijan était suffisamment éloigné du pouvoir réel et des événements qu’il décrits pour être en mesure, et à bien des égards, de se poser en historien objectif en quête de documents sur lesquels asseoir son œuvre volumineuse. Car quasiment tout ce que l’on sait sur saint Sava repose sur ce que Domentijan nous a laissé : se consacrant depuis sa prime jeunesse à sa vocation spirituelle, le jeune prince, Rastko, moine Sava en religion, a gravi tous les échelons de l’élévation morale et de la carrière ecclésiastique et est devenu une figure majeure de l’Orient orthodoxe à l’époque où l’Occident latin le menaçait gravement. Qui plus est, Domentijan est l’interprète manifeste de l’histoire en tant qu’expression de la volonté supérieure, divine. À ses yeux, et en conséquence, l’histoire l’emporte sur l’individu quand bien même celui-ci, tel Sava, serait un don de Dieu. Dès avant sa naissance, Sava est prédestiné pour accomplir le haut fait de servir la patrie. En s’élevant lui-même, il élève cette dernière à un haut degré de spiritualité, son existence n’ayant d’autre finalité que l’amour de la patrie. La vision de Saint Sava que propose Domentijan se fonde sur le rapport de l’homme à la patrie ; elle n’a probablement pas d’équivalent dans la littérature européenne du milieu du XIIIe siècle.
La prédestination du héros est un moyen efficace pour introduire nombre de formes rhétoriques et poétiques différentes. Au service de l’histoire de la Serbie qu’il narre, Domentijan amalgame les trois genres fondamentaux du système littéraire serbe : la poésie, en forme de prière, sert de motivation aux actes ; la prose, celle qui repose sur les faits et celle fictionnelle, sert d’assise à l’ensemble de la narration ; l’éloge rhétorique, quant à lui, sublime le vécu et interprète les événements et les hommes. Cette composition disparate, où l’anticipation des événements agit tel un ruban qui en maintiendrait l’unité, s’organise sur la base des nombres chrétiens symboliques. Composant ainsi l’histoire grandiose de l’époque de Nemanja, de Stefan, et de Sava, Domentijan étend la conception de l’origine divine de la lignée némanide, conçue par Nemanja lui-même, à tout le peuple serbe et l’élève au rang de peuple élu de Dieu, de la Nouvelle Israël.
Comme pendant au fondateur de l’Église serbe, et toujours sur commande de la cour, Domentijan a réalisé une nouvelle version de La Vie de Saint Siméon (1264). Compilant son œuvre précédente et celle de Stefan le Premier Couronné, et en développant les éléments rhétoriques par des emprunts aux Louanges au prince Vladimir [Pohvala knezu Vladimiru] d’Hilariôn métropolite de Kiev de 1049, il a confirmé son héros dans son statut de souverain serbe élu, d’« égal des apôtres ».
Il faut attendre que la biographie serbe cesse de se poser en interprète idéologique d’événements récemment survenus pour qu’elle devienne une histoire romanesque, imaginative, qui gagnera l’adhésion du lecteur. Et c’est précisément ce qui se produit avec La Vie de Saint Sava [Život svetog Save] qu’écrit Teodosije, un moine de Chilandar à la fin du XIIIe siècle. Il prend un tournant radical dans la représentation de Saint Sava : tout ce qui était abstrait dans l’image qu’en donne Domentijan est transposé dans le concret. Teodosije est l’exemple du réalisme médiéval. Mais s’il n’en demeure pas moins un saint, Saint Sava est seulement plus accessible, plus proche de l’homme qui peut compatir avec lui et suivre son exemple. Teodosije a emprunté à Domentijan la totalité de son matériau de composition, il n’a pas eu à résoudre de problèmes historiques majeurs, mais il a su de main de maître développer l’art de relater les mêmes contenus dans une autre langue, poétique. Subordonnant la rhétorique et la poétique de Domentijan à la narration pure, il est ainsi parvenu à une unité de genre et à une unification stylistique. Il a ouvert un large courant narratif, peint un tableau haute en couleurs d’une époque, des hommes et de leurs relations, présenté une fresque dynamique de la Serbie du XIIIe siècle. C’est le premier roman serbe.
Les héros de Teodosije vivent en permanence dans un état émotionnel élevé qui se transmet au lecteur. Leurs âmes sont soumises à une fine analyse psychologique. À ses talents, et peut-être plus encore que Saint Sava, convenait le profil du personnage de sveti Petar (Saint Pierre), un ermite et ascète de la montagne de Koriša qui domine Prizren. La Vie de Saint Pierre de Koriša [Život Petra Koriškog] (1310), seule vraie hagiographie serbe, présente le riche répertoire plastiquement dépeint du monde surréaliste qui habite l’imagination de l’ermite et offre aussi la possibilité d’une immersion profonde dans le monde bouleversant de sa vie intérieure. C’est une nouvelle psychologique très réussie qui va au-delà des idéaux et de la poétique du Moyen Age. Teodosije a dévidé le dense écheveau de Domentijan qui mêlait les trois genres littéraires. Outre ses œuvres narratives, il a consacré à ses héros de nombreux écrits relevant de la poésie religieuse et un éloge rhétorique sur le modèle canonique des genres littéraires rituels.
La fin du XIIIe siècle propose aux lecteurs serbes une nouvelle littérature qui ouvre sur le monde chevaleresque, courtois, et offre un regard différent de celui qui prévalait jusqu’alors. Ce sont les célèbres romans sur la guerre de Troie et Alexandre le Grand, romans qui, dans l’espace linguistique serbe, seront adoptés comme modèles, avec le recourt à une poétique épique développée, ce qui est un témoignage indirecte de la qualité de cette littérature. L’apparition de ces romans fut importante sur le plan de la création littéraire car ils ont proposé un modèle de système littéraire incontournable à l’avenir pour les écrivains serbes. À l’inverse, et bien plus tard, les piètres traductions des romans sur Tristan et Iseult, Lancelot, et Bova d'Antone ne laisseront aucune trace dans la vie littéraire serbe.
Alors que l’État serbe prend son plein essor, mais que, par ailleurs, la violence marque fréquemment les successions sur le trône, l’archevêque Danilo II compose des œuvres qui se basent sur la poétique de Domentijan. Dans la forme traditionnelle de la biographie serbe, il s’efforce d’élucider le destin complexe des hommes à qui, du fait de leur origine, échoit la pesante tâche de souverain, et il enrichit ainsi le thème de la responsabilité de cette fonction, thème souligné dès la fin du XIIe siècle. L’œuvre de Danilo place au premier plan l’homme et son rapport au bien et au mal, l’histoire étant l’arrière-plan sur lequel se résolvent les questions de personnalité, de moralité, d’idéal. Danilo témoigne de son temps à travers les biographies de trois membres de la famille régnante que rattachent des liens affectifs et idéologiques. La possibilité lui est ainsi offerte de créer les portraits des trois fortes personnalités et de révéler plusieurs points de vue différents sur une même époque.
Dans ses biographies consacrées à la reine Jelena (1316) et au roi Dragutin (1317), la reine est la mère et souveraine idéale puis, dans sa vieillesse, une nonne exemplaire. Elle est le pendant littéraire de Nemanja. Son fils aîné, le roi Dragutin, quoiqu’il ait souillé le trône en offensant son père, n’est pas un héros négatif : son repentir est sincère, sa volonté force le respect. Quant à la biographie de son frère cadet, le roi Milutin, dans laquelle ses nombreux faits d’armes sont imputés à la protection divine accordée par les deux saints serbes, Sava et Siméon, Danilo l’a transformée (après 1321) en volumineuse biographie en s’affranchissant d’apports hagiographiques et d’excédents rhétoriques, miraculeux, et pathétiques ; la vie de Milutin est ainsi relatée tel un cycle cohérent de récits sur les batailles qu’il a menées, les succès sur le champ de bataille pouvant sans problème aucun être imputés à son art de la guerre. Danilo n’a pas délaissé la conception traditionnelle de la dualité des hauts faits ‒ étatiques et spirituels ‒ accomplis par le souverain serbe idéal, mais sans insistance marquée sur ceux spirituels car l’homme et le souverain idéal se trouve désormais incarné par Alexandre le Grand à qui Danilo compare son héros. Le souverain serbe n’est plus le père attentionné qu’était Nemanja mais le puissant souverain d’un État en passe de devenir empire. Réunies en un seul recueil, ces trois biographies composent une version amplifiée de l’histoire de l’époque de Milutin, ce qui, dans la littérature serbe, constitue un pas important dans l’élargissement des conceptions historiques.
Le Disciple anonyme de Danilo a relaté la vie de son maître (après 1337) et poursuivi dans la même voie. Mais dans la biographie qu’il lui consacre, il ne dépeint que sa vie spirituelle et sa carrière au sein de l’Église alors qu’il révèle la riche activité de son maître au service de l’État, en accroissant son rôle, dans les biographies des souverains rédigées par Danilo lui-même. Quant à celles des rois Stefan Dečanski (après 1331) et de son fils Dušan devenu roi (après 1335), dont il est l’auteur, le Disciple a d’emblée donné le rôle moteur à Danilo. En réunissant ensuite tous ces textes et en les augmentant d’une série de biographies des chefs de l’Église serbe rédigées, entre autres, par Danilo, le Disciple a constitué un grand recueil historique appelé Le Corpus de Danilo [Danilov zbornik] qui marque l’apogée dans l’évolution de la structure narrative dans la littérature serbe du Moyen Age.
L'empereur Dušan fresque, Monastère de Lesnovo, vers 1350
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L'empire de Dušan en 1348-1355 © Boban Markovic
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Par ailleurs, l’œuvre du Disciple s’avère le summum de la biographie serbe qui, forme originale, présente dans un cadre hagiographique une version poétisée de l’histoire. Dans la biographie que le Disciple a consacrée à Stefan Dečanski, celui-ci est un personnage négatif, alors que les rôles positifs, ceux qui caractérisent la biographie du souverain, sont confiés à d’autres héros : les hauts faits spirituels reviennent au chef de l’Église d’alors, l’archevêque Danilo, le jeune roi Dušan s’affirmant quant à lui par ses succès guerriers. Le modèle hagiographique a dû être abandonné, l’écrivain se focalisant sur les faits de guerre qui occupent la place centrale dans les œuvres du Disciple. Le modèle de cette vaste narration guerrière est à chercher dans l’Alexandride serbe [Srpska Aleksandrida], version serbe du célèbre roman sur Alexandre le Grand ; le personnage du souverain serbe idéal s’y mue en guerrier et en chevalier, une figure qui, comme on le pressent dans la biographie inachevée de Dušan, lui est précisément destinée. Peu à peu la prose serbe se tourne vers le roman chevaleresque. Mais la chute de l’empire interrompt le processus de sécularisation des lettres, le temps et l’ambition faisant défaut aux héritiers de Dušan pour dévoiler en littérature son grandeur de souverain. S’achève ainsi le long courant de la littérature biographique serbe en tant que chronique poétisée des descendants de Nemanja.
La disparition de la forme hagiographique et le virage amorcé vers le roman chevaleresque, en tant que belles lettres, laissent à nu la composante historique de la biographie serbe. Les derniers chapitres du Corpus de Danilo, déjà, ne sont rien d’autre que de courtes notes historiques. Dans la seconde moitié du XIVe siècle apparaissent les premiers genres historiques serbes, les annales et les généalogies qui, au fil du temps, acquerront une importance sans cesse accrue. Simultanément de nouvelles formes se font jour, on recherche de nouvelles configurations littéraires, affranchies de toute tâche historique : les épîtres érudites, les écrits poétiques, les poésies artistiquement tournées, etc.
Dans le giron de l’Église se développe une importante activité littéraire, en premier lieu la poésie rituelle qui, sans discontinuer, a suivi la mise en place du culte des saints et, avec elle, les brèves vies des saints dont elle est partie intégrante. Cette poésie culmine dans la seconde partie du XIVe siècle. Mais très rapidement, avec les incursions turques de nouveaux thèmes, de nouvelles tonalités s’introduisent dans la littérature serbe. La tristesse et les complaintes, individuelles et collectives, imprègnent les brefs écrits et autres genres courts. Ces états d’âme donneront pareillement la tonalité de base à la geste du Kosovo.
Les faits d’armes du prince Lazar et des héros du Kosovo (1389) vont inspirer tout un cycle de compositions poétiques. Les successeurs de Lazar s’évertueront à préserver l’organisation de l’État serbe en s’appuyant sur la tradition de la dynastie des Nemanjić. À la cour, comme par le passé, apparaissent des poètes qui, à travers le personnage d’un héros, éclaircissent la situation et les fondements idéologiques des Lazarević. La nouvelle dynastie, à son tour, crée son saint ancêtre. À ceci près qu’il est un héros d’un nouveau type, le souverain qui ne compte à son actif qu’un seul haut fait, qu’une seule bataille. Une bataille, qui plus est, perdue, mais qui l’aura vu tomber en chevalier, en rempart de la civilisation chrétienne. Vainqueur moral, le prince Lazar peut donc être le héros d’une épopée chrétienne. Elle a pour thème l’identification de la foi et de la patrie, l’attachement infini à l’idéal chrétien qui incite jusqu’au sacrifice de soi, la supériorité du spirituel sur le matériel, de l’empire des cieux sur celui d’ici-bas. Mais, héros, le prince chrétien ne l’est pas seul. Grands sont également les chevaliers qui l’accompagnent dans la mort. Ils sont les champions de la fidélité au souverain, les garants du sens de l’honneur, du devoir. Cette philosophie du devoir se transmet du souverain à tous les participants de la bataille de Kosovo. La théorie de Nemanja sur l’exercice du pouvoir se propage à tous qui participent de l’ordre féodal, militaire, et se doivent de défendre la foi, le peuple, la terre.
Toutes ces raisons invitent à ne pas rapporter l’intégralité de la vie de Lazar, mais uniquement ce seul, cet unique haut fait. Il suffit pour que soit chantée sa louange et celle des héros du Kosovo. On cherche une nouvelle forme, un nouveau modèle. Ce qui a été accompli à Kosovo polje tient du martyre des premiers chrétiens, du récit de leurs souffrances, c’est un calvaire qui élève au rang d’élus de Dieu, de saints. Les écrits sur le prince Lazar en forme de louanges sont composés sur le mode épique, lyrique, et possèdent une forte charge émotionnelle. La sensibilité succède à la grandiloquence des biographies précédentes, la compassion se substitue à l’admiration ; nulle allégresse, tout est tristesse, retenue, et prévaut la douce quiétude née de l’intime conviction d’avoir agi comme il se devait. Cette noble poésie est celle du sacrifice et de la victoire morale. Elle a pour base le magnifique Dit à la mémoire [Povesno slovo] après la bataille, par le patriarche Danilo III dans le très soigné style dit pletenije sloves (« broderie de mots »). Son œuvre recèle tous les éléments du thème du Kosovo qui seront développés ultérieurement et du mythe du Kosovo que chantera la poésie orale. Le thème du Kosovo est le premier exemple éclatant que l’on ait conservé du lien symbiotique existant entre les deux systèmes poétiques serbes, oral et écrit, au Moyen Age. Le même thème avec toutes ses composantes est cultivé simultanément dans les deux poésies. L’exemple de Danilo III sera suivi par d’autres dignitaires de la cour, c’est la littérature de cour. Parmi eux, citons la cultivée reine Milica, veuve de Lazar ; la première poétesse du chagrin et de la souffrance, Jefimija, célèbre brodeuse, épouse du despote et nonne ; le jeune despote Stefan Lazarević, fils et successeur du prince Lazar, homme d’État, soldat et poète du lyrisme amoureux mâtiné de l’esprit de la Renaissance, lyrisme que nous découvrons dans son traité poétique sur l’amour Parole de l’amour [Slovo ljubve]. Ils écriront dix textes en l’espace de vingt ans.
Bataille de Kosovo tableau d'Adam Stefanovic, 1870
Les réfugiés des espaces balkaniques fuyant l’invasion turque ont introduit en Serbie d’autres courants littéraires. Parmi ces réfugiés, Grigorije Camblak qui, lors de son court séjour au monastère de Dečani, rédige La Vie de Stefan Dečanski [Život Stefana Dečanskog] vers 1405 et dépeint le souverain en saint martyr dans la tradition de l’école bulgare de Trnovo et dans une stricte manière hagiographique jamais cultivée en Serbie. Alors que Camblak consacre et son œuvre et sa vie à l’unité spirituelle des peuples balkaniques et slaves menacés par le péril turc, son compatriote Constantin le Philosophe cherche un valeureux guerrier à même de se dresser l’épée à la main contre l’envahisseur qui professe une autre religion. Il trouve cet idéal dans son protecteur, le despote Stefan Lazarević, à qui il consacre une volumineuse biographie La Vie du despote Stefan Lazarević [Život despota Stefana Lazarevića] en 1433. Nombre d’années plus tard, dans des circonstances foncièrement différentes, Constantin aura composé une figure historique de souverain idéal pareille à celle conçue par le Disciple : c’est un guerrier victorieux, un noble chevalier, un artiste raffiné, un combattant intrépide dans la défense de la culture chrétienne, un homme d’une grande force morale qu’il puise dans l’attachement à sa terre et dans l’histoire de son peuple. Par-là même, et sans jouir de la protection céleste, il est le héros des temps nouveaux qui se discernent également dans une vision autre, objective, des hommes et des événements. Le despote en personne fait traduire les chroniqueurs byzantins, établir la généalogie serbe, développer les annales. Outre l’intérêt qu’il porte à l’histoire antique, l’esprit rationnel de l’époque se révèle dans les travaux linguistiques et textologiques auxquels se livrent et la cour et l’environnement du souverain. Les exemples de Stefan Lazarević et Constantin le Philosophe montrent dans la vie littéraire serbe les orientations vers l’humanisme et la Renaissance, mouvements tronqués, entravés dans leur développement par l’immense tragédie que constituent pour l’État serbe la perte de son indépendance et un assujettissement de plusieurs siècles.
Néanmoins, et en dépit des circonstances, la maigre création littéraire continue de tourner son regard vers le genre de héros idéal crée par la littérature médiévale. Sont désormais héros les derniers représentants de ce qu’était l’État serbe, la dynastie des Branković, originaire du Srem, à laquelle sont dédiés, dans la première moitié du XVIe siècle, des écrits qui en célèbrent le culte, des services religieux et de courtes hagiographies. Ces écrits sont rédigés dans le cadre de l’école littéraire de Krušedol dont le style n’est en rien moins artistique que celui cultivé par ses grands modèles de l’époque précédente. Plutôt que suivre les courants du renouveau, voie sur laquelle elle s’était engagée, la littérature serbe demeure sur les positions où l’invasion étrangère l’a surprise. La parole écrite trouve son aiguillon dans celle traditionnelle, orale, si bien que, dans son désir de rédiger La Vie de l’empereur Uroš [Život cara Uroša], le patriarche Pajsije ne fait rien de moins que s’inscrire dans le cadre hagiographique ancien qu’il agrémente de nouveaux contenus issus de la tradition orale. À l’heure du grand renouveau de la culture européenne, la culture serbe, séparée de l’Europe par le cordon des armes turques, s’efforce de se régénérer à partir de sa propre substance ; la littérature écrite s’appuie sur la poésie orale qui, très vivace, puise son inspiration, ses principes éthiques et sa noble sensibilité dans les témoignages de l’époque médiévale qui sont conservés dans les bibliothèques des vieux monastères.
Traduit du serbe par Alain Cappon
« Средњевековна књижевност », In Историја српске културе [Histoire de la culture serbe], Belgrade, 1994, p. 53-66.
Date de publication : mars 2013
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