À qui appartient quoi ? Le contexte littéraire dans les Balkans par Per Jacobsen
Après la désintégration de la Yougoslavie et la constitution de quatre États indépendants sur le territoire linguistique serbo-croate, la littérature et la culture en général furent, à des degrés d'intensité différents, des points clés dans les efforts déployés par les bâtisseurs des nouvelles nations pour consolider et stabiliser l'intégrité de leur statut d'indépendance. Ce qui a conduit à une révision de l'histoire de la littérature écrite en serbo-croate.
Considérer le domaine des différentes littératures nationales, donc décider de quelle littérature relève un écrivain, s'est dans certains cas traduit par des heurts et par de sévères batailles culturelles, les parties en conflit s'accusant mutuellement de svojatanje, d'appropriation, de litteris potiri. Devenu au fil des ans un moyen populaire et efficace d'autoaffirmation nationale, il consistait à revendiquer que certains auteurs considérés comme appartenant à une littérature devaient désormais être tenus, du moins partiellement, comme relevant d'une autre. C'est là une rupture avec des traditions bien ancrées qui a été ressentie comme une injustice, comme un acte proche du vol culturel, et qui fait l'objet de polémiques ardentes dans les médias mais aussi parmi les érudits et dans les institutions publiques. […]
L'appropriation littéraire étant une révision de l'histoire, il serait utile de voir de quelle manière et dans quelles circonstances fonctionne le révisionnisme. Quand des données se font jour suite à l'émergence de nouveaux matériaux jusqu'alors inconnus ou à l'accès à des archives jusque-là inaccessibles, les historiens se voient parfois dans l'obligation d'amender l'histoire. Même chose pour les historiens de la littérature. Néanmoins une question se pose : la nouvelle interprétation de l'étendue des littératures nationales se fonde-t-elle ou non sur de nouvelles connaissances ? Aucune preuve sérieuse n'indique que tel soit le cas. Le révisionnisme se base apparemment sur d'autres présomptions. La situation politique et la construction de la nation dans chaque pays décident du degré d'appropriation. En d'autres termes : le passé est bâti par le présent. […] > Texte intégral <
*
Nos écrivains et ceux « venus d'ailleurs » par Jovan Deretić
Dans la première partie du XIXe siècle, au temps de la réforme de Vuk Karadžić et du mouvement illyrien, après avoir réalisé leur unité linguistique, les littératures serbe et croate s'ouvrirent l'une à l'autre, ce qui établit un nouveau rapport entre certaines traditions existant sur les territoires que couvraient l'unicité de langue et où vivaient des écrivains d'entités nationales, ethniques, régionales ou confessionnelles différentes. […]
La situation nouvelle ouvrit aux écrivains de nouvelles possibilités de choix. Les auteurs issus d'un peuple pouvaient sans changer de langue créer dans les milieux culturels d'un autre peuple ou baguenauder d'une littérature à l'autre. Ce fut très fréquent au temps où, selon la pensée dominante, n'existaient pas deux peuples mais un seul portant deux noms et qui, en tant que tel, avait besoin d'une seule littérature. Ce modèle intégrationniste, là où il était dominant, attirait régulièrement les écrivains d'un ou d'autres peuples. Possédait cette force d'attraction le mouvement illyrien en Croatie que rejoignirent, outre les Croates, des Serbes, des Slovènes, ainsi que d'autres écrivains d'origine ethnique non slave. Quelque chose de semblable se produisit durant la première période d'existence du Royaume de Yougoslavie quand le yougoslavisme devint la politique officielle. Belgrade, capitale et centre littéraire principal du nouvel État, attira maints auteurs des régions non serbes, les Croates étant les plus nombreux.
Après ces périodes d'unité sans frontières, les deux littératures s'en revinrent à leurs propres traditions et s'efforcèrent de tracer des lignes de démarcation les plus nettes possibles qui empêcheraient les mélanges ultérieurs. La situation nouvelle imposa aux écrivains littérairement disséminés la nécessité de s'adapter, de régulariser leur nouveau rapport à l'une ou l'autre des littératures. Dans ce nouveau positionnement, ils eurent en gros le choix entre trois possibilités : réintégrer la littérature maternelle, accepter le nouveau milieu littéraire, c'est-à-dire changer de nationalité littéraire, ou encore conserver leur statut d'écrivains entre-deux avec un penchant plus ou moins affirmé pour l'une ou l'autre littérature. […]
Parmi les écrivains "de retour" se trouve le plus grand nom de la poésie croate du XXe siècle, Tin Ujević qui s'épanouit poétiquement au sein du cercle littéraire belgradois, passa pendant l'entre-deux-guerres pour poète serbe et, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, réintégra le milieu littéraire croate transposant ou faisant transposer ses œuvres antérieures de l'ékavien serbe en idiome littéraire croate. […]
Parmi les "transfuges" les plus célèbres citons Petar Preradović et Ivo Andrić. Dans le premier cas un auteur serbe est devenu écrivain croate, et même l'un de ceux majeurs, et dans le second, c'est le contraire. Le point commun entre eux est que le modèle d'intégration a joué un rôle d'intermédiaire dans le processus de changement de nationalité littéraire : c'est par l'illyrisme que Preradović est devenu écrivain croate, et par le yougoslavisme qu'Andrić est devenu écrivain serbe. […] > Texte intégral <
*
Appartenance et autodétermination L'idiome linguistique d'Ivo Andrić par Žaneta Djukić Perišić
[…] Peut-être que celui qui définit au plus près l'appartenance nationale d'Ivo Andrić dans la première partie de son existence, c'est Crnjanski, son ami en littérature ; dans une lettre envoyée de Berlin le 29 avril 1937, il dit : Me rappelant qu'il fallait fêter Pâques, ma première idée a été de vous les souhaiter à vous, mais je me suis souvenu que vous étiez catholique et, donc, que j'étais en retard. Excusez-moi, cela m'est désagréable, je suis désolé. Au demeurant, le Christ est identique, et sans ironie (…), je crois sincèrement que parmi nous, vous êtes le seul à n'être ni Serbe ni Croate, mais les deux.
L'appartenance nationale reste néanmoins une chose et l’autodétermination en est une autre. À un moment, semble-t-il, le dilemme n'existait plus pour Andrić. […] Borislav Mihailović Mihiz situe le moment clé dans le changement de point de vue d'Andrić et son choix de prendre la nationalité serbe au début de l'année 1941 et au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale… Quoi qu’il en soi, Andrić confirma officiellement son appartenance nationale en 1951 : dans deux documents importants, il se déclara lui-même et sans hésitation Serbe. Pour sa carte d'identité délivrée le 15 juin 1951, à la rubrique "nationalité", il avait inscrit "serbe". Et un mois plus tard, le 19 juin, dans son livret militaire, en réponse à la question "nationalité", il écrivit "serbe". […] > Texte intégral <
*
Un choix (d'Ivo Andrić) par Borislav Mihajlović Mihiz
Catholique de Bosnie, nationaliste yougoslave dès le temps du lycée, détenu à la prison de Marburg, membre de la jeune poésie lyrique croate, diplomate du Royaume aux trois noms, locuteur narratif iékavien ayant opté pour l’ékavien du style belgradois, écrivain dépeignant des populations obéissant aux trois lois en vigueur dans son vilajet balkanique, Andrić était prédestiné pour devenir un Yougoslave intégral, ce qu’il fut indubitablement jusqu’au tournant et l’amère déchirure de 1941. Contraint de refaire un choix, il opta pour le retour à Belgrade afin de partager le destin du peuple serbe. […]
Au Književni petak [Le Vendredi littéraire] à Zagreb, et dans un petit billet plié, cette question fut lancée à Meša Selimović : « Pourquoi vous, Mehmed Selimović, vous sentez-vous Serbe ? » Après avoir déplié le billet Meša lut la question à haute voix et répondit :
‒ Jusqu’en 1941 je me sentais Serbe, mais sans me demander pourquoi. Depuis 1941, je le sais.
Je n’oserais l’affirmer mais je suis convaincu que c’est cette année-là, en 1941, qu’Andrić est définitivement devenu Serbe. Il n’en parlait pas ouvertement mais avec la discrétion et la réserve qui lui étaient propres, il le donnait à comprendre. […]
Le destin aura voulu que l’un des plus grands écrivains serbes le devient de son propre choix. Andrić nous a choisis, et non l’inverse. > Texte intégral <
*
Ivo Andrić, défenseur de la culture serbe par Ivan Negrišorac
Dans son livre Ivo Andrić – Le pont et la victime où il procède à l’interprétation du roman Le Pont sur la Drina, le critique Jovan Delić a écrit ceci : « Andrić n’est pas un écrivain serbe parce qu’originaire de la Šumadia (il était né à Travnik), parce qu’orthodoxe (il était catholique de naissance et par son baptême), mais parce que comme beaucoup – de Constantin le Philosophe à Vasko Popa – il avait fait le choix d’appartenir à cette culture ; parce qu’il sentait que procédaient de sa tradition la plus étroite Vuk Karadžić, la poésie populaire, le mythe du Kosovo et ‒ avant et par-dessus tout ‒ Njegoš en qui il se projetait souvent, avec qui il s’identifiait, et qu’il admirait sincèrement. » […]
Nous pouvons affirmer qu’Ivo Andrić a autant choisi la tradition serbe que celle-ci l’a choisi lui. Une telle chose pouvait advenir surtout parce que la tradition serbe, sa matrice folklorique, mythique et historique de base avait développé un formidable éthos de liberté comme nulle part chez les autres peuples yougoslaves et peu souvent chez les grands peuples du monde. Cet éthos s’était avéré très attractif chez le jeune écrivain Andrić qui l’introduisit dans les cercles du mouvement Jeune Bosnie, en fit l’idéal yougoslave, puis le transposa pleinement dans l’âme et la mentalité du peuple serbe. Il savait parfaitement à quelles valeurs culturelles il était redevable dans la construction de sa réalité littéraire. L’univers de ses nouvelles concentre les expériences des mondes orthodoxe, catholique, et musulman mais celles-ci peuvent être fondues dans un alliage spécifique grâce à cet éthos de liberté que les Serbes ont développé jusque dans les racines mythiques et historiques les plus profondes de leur existence. […] >Texte intégral <
*
Serbe ou croate, serbe et croate : quelle serait l’appartenance littéraire de Vladan Desnica ? par Boris Lazić
Quelle serait l’appartenance littéraire de Vladan Desnica ? Quelle pourrait-elle être ? Voici quelle fut sa réponse à la question que lui posèrent en 1961 les rédacteurs de l’édition La littérature croate en 120 livres : « Lorsque j’ai dit que je me considérais écrivain yougoslave, je voulais dire par là que je suis, en tant qu’écrivain, à la fois croate et serbe. Toutefois, votre alternative assez tranchée ‘croate ou serbe’ signifie, en réalité, ‘croate – donc pas serbe’, ou le contraire. Ce qui est à l’exact opposé de ma position » […]
Desnica, qui est un gospar, un noble du littoral, s’inscrit avant toute chose dans l’espace culturel méditerranéen et la latinité occidentale, à la croisée des cultures serbe (orthodoxe, dont il est dépositaire), italienne et croate (catholique) de la Dalmatie. Il est né sur la côte adriatique à Zadar (la Zara italienne qui fut le centre politique de la Dalmatie vénitienne), donc en Autriche-Hongrie, dans une famille serbe et orthodoxe appartenant à la noblesse. […]
Il est le dernier grand représentant de la littérature serbe de Dalmatie, d’une communauté mise à mal pendant l’occupation fasciste et aujourd’hui anéantie, victime du nettoyage ethnique le plus achevé de l’après-guerre européen. […] S’il appartient, aussi, à la littérature croate, c’est pour le plus grand bien de cette dernière : il aura donné une leçon de liberté, de dignité qui a fait date. Desnica appartient avant tout et de plein pied, à chacun de ses lecteurs, des individus dignes et libres, comme il le fut lui-même. >Texte intégral<
*
Vladan Desnica : un écrivain, deux littératures par Milivoj Srebro
Serbe de Croatie dont l’œuvre porte les empreintes de deux cultures nationales, proches mais distinctes, Vladan Desnica appartient aussi bien à la littérature serbe qu’à la littérature croate. Né dans une famille orthodoxe du littoral adriatique et descendant du célèbre uskok Janković Stojan – commandant suprême des troupes vénitiennes de Morlach – dont les exploits sont devenus légendaires grâce à la poésie épique, il bénéficie, à la fois, de l’héritage culturel serbe de Dalmatie et de différentes traditions méditerranéennes, latines et catholiques. […]
Fortement lié à sa Dalmatie natale où il aura passé la majeure partie de sa vie, Desnica se présente, dans un premier temps, comme héritier prometteur de Simo Matavulj, autre célèbre écrivain serbe de Croatie : il s’attache à explorer les vicissitudes de la vie quotidienne des petites villes du littoral adriatique tout en tentant de réconcilier l’héritage du réalisme et l’expression moderne. Plus tard, l’écrivain élargira son champ thématique et s’ouvrira davantage aux innovations stylistiques et formelles. Ses œuvres reposent toujours davantage sur une observation lucide du monde contemporain urbain et sur une fine analyse psychologique du comportement de l’homme moderne, analyse souvent teintée d’un humour discret et d’une ironie raffinée […] >Texte intégral<
*
Meša Selimović et la question de l'identité par Staniša Tutnjević
L’extrait du Testament de Meša Selimović qui se trouve dans le Recueil historique des archives de la SANU, l’Académie serbe des Sciences et des Arts, sous le N° 14441 :
Je suis issu d’une famille musulmane de Bosnie, mais par mon appartenance nationale je suis Serbe. J’appartiens à la littérature serbe et je tiens la création littéraire en Bosnie-Herzégovine, à laquelle j’appartiens également, pour un centre littéraire régional et non pour une littérature particulière de langue serbo-croate. Je respecte semblablement mon origine et mon autodétermination car je suis lié à tout ce qui a façonné ma personnalité et mon travail. Je considérerais toute tentative de les disjoindre, à quelque fin que ce soit, comme un mauvais usage de mon droit qui est garanti par la constitution. » [...]
Selimović est resté durablement conséquent avec ses principes. En avril 1980 il écrivit à la maison d’éditions Nolit une lettre de ce contenu :
[...] Indépendamment des divisions et partages intervenus chez nous entre-temps dans la vie littéraire, je ne pourrais trouver aucun raison pour modifier quoi que ce soit dans mon identité littéraire personnelle. Je considère qu’il est de mon droit garanti par la Constitution, en tant que citoyen et écrivain, d’appartenir à la nation serbe et à sa littérature... » [...] >Texte intégral<
*
Meša Selimović et l'identité bosniaque par Duško Babić
La difficulté et la complexité du problème de la détermination nationale des musulmans bosniaques apparaissent dans le fardeau qu’eurent à porter les créateurs les plus importants de ce peuple qui, de diverses manières, s’efforçaient de s’en affranchir : Skender Kulenović en louvoyant entre nationalités serbe et bosniaque, Osman Djikić en réconciliant serbité et bosnité, Mak Dizdar en unissant esprit bogomile vieux bosniaque et nationalité croate, Emir Kusturica en optant pour la nationalité serbe et la religion orthodoxe...
Meša Selimović se distingue par le courage et la profondeur de sa réflexion sur ce problème, lui qui, dans ses Souvenirs, a parlé de tout ouvertement et à une époque où faire silence sur ces questions était de mise. […]
À plusieurs reprises Selimović se dit en toute franchise athée, ce qui est absolument en lien avec son besoin de se démarquer de l’identité musulmane bosniaque. Dès sa jeunesse attachée à l’idéal socialiste, puis partisan et communiste, il pouvait difficilement avoir une autre sensibilité religieuse. Mais son athéisme ne lui était pas imposé uniquement par les temps dans lesquels il vivait et par l’idéologie à laquelle il adhérait, c’était une injonction morale de rejeter l’identité religieuse imposée par l’occupant à travers l’apostasie, ce dont il parle ouvertement dans Souvenirs et le roman Le Derviche et la mort. […]
Meša Selimović ne révèle pas ses racines serbes dans le but de se rabaisser et surtout pas de rejeter son lien avec l’être collectif des musulmans de Bosnie, mais pour regarder dans son entièreté la vérité sur lui-même, sur son identité nationale et humaine, et pour en chasser l’ombre du passage sous silence et de la falsification. […] > Texte intégral <
|